Amalka

Vertiges (au son du marchand de glaces oh oh oh)

Vertiges

J’ai un secret.

Tout tourne autour de moi.

J’ai un secret.

Vertige.

Mon lit, implacable, stable, s’ouvre, et je tombe, je tombe infiniment, tandis qu’au-dessus de moi virevoltent les flocons.

Les flocons.

Qui emplissent le vide et nous en font prendre conscience à la fois.

Qui tournent et tournent, tout près, trop proches, de moi.

Vertige.

Se rappeler cette tour new-yorkaise, la baie vitrée qui surplombait la ville. Le réveil du lit à en sursauter, choc ! nausée ! trentième étage, bébé !

La mort qui nous tourne autour, la mort qui vient nous effleurer, nous fondre sur le bout du nez.

Vertige.

Un secret.

Qui en rappelle un autre.

Sur un bateau, revenu d’Afrique, un jour.

La mort.

Et il la lui avait cachée.

Je sanglote, seule, dans ce lit flottant, dans ce tapis aérien, volant, zigzaguant dans la brume et les flocons de neige qui viennent s’écraser sur ma lucarne.

J’essaie de me lever, j’essaie de répondre à son rire, à ses mots, mais n’y arrive pas.

Trop tremblante encore, de fatigue, de nerfs, de froid.

Essayer de se calmer, seule, dans son coin, mais les sanglots sont chauds sur mes joues trop rouges et je ne veux rester isolée, ridicule, possédée, ce matin.

J’entrebâille la porte. Elles sont là, qui dorment. Qui dorment, mais ouvrent tout de même un œil.

Je me réfugie entre elles, et pleure toutes les larmes de mon corps, déjà prêtes à sécher.

J’ai le vertige. La prémonition.

De quoi ? Ne pas se laisser faire. Ne pas se laisser impressionner. C’est la mort, elle est joueuse, elle aime à jouer. Drama Queen comme une autre. Alors ?

« – C’est marrant, sous cet angle on dirait que la neige monte, au lieu de tomber. »

Renversée dans le lit, le crâne contre le sol, la nuque soutenue par leur doux matelas, nous observons.

Sécher ses larmes, reprendre sa respiration. Se regarder. Rire. Rire enfin.

Tout ne tourne pas, rien n’aspire, les confettis sont toujours là, je ne tombe pas, et la neige tapisse nos émois.

 


Les ballons de la grenouille

– Je ne comprends pas comment laisser comme ça des gens sortir de ma vie.

Elle réfléchit.

– J’y arrive pas, en fait.

Elle me raconte: l’autre jour, trop bu, dans la rue. Les brumes de l’alcool, les vagues de chaleur sous les lampes des marchés de Noël, le Glühwein qui réchauffe encore la paume de la main, les reflets rouges et dorés qui s’entremêlent, bonheur et beauté du flou.
Elle sort son portable, et lui écrit : « Tu me manques, tu me manques beaucoup. »

Mais est-ce bien vrai ?

Ivre, nostalgique, esseulée, elle déclare, avoue, transmet. Envoie. Rougit. Et se tourne vers son mari. Prend son bras et part avec lui, quitte le marché de Noël.

– J’ai même pas eu de réponse.
– Tu en attendais une ?
– Je sais pas…

Elle réfléchit. Et revient à sa première question, à cette interrogation vive, qui semble ne plus la quitter :

– Comment on fait pour laisser les gens sortir de sa vie ? Comment ? Je suis mariée, je suis heureuse, je suis amoureuse, j’aime mon mari, et avec un coup dans le nez, j’envoie des messages auxquels je ne crois pas vraiment? Comme à un ex ? Pourquoi? C’est quoi le truc ?
– C’était ton amie…
– Oui, mais…
– C’était ton amie, c’est dur de la laisser disparaître…

Et je suis comme elle.
Incapable de laisser partir les gens, incapable de se dire que ce n’est pas que pour un instant. Incapable d’accepter que peut-être jamais plus.

Et pourtant… il faut grandir…

Je lui raconte.

L’année dernière, dans ce même bar, une même fête. Les amis, de partout, arrivés en grappes, en essaims, heureux, ensemble.
Une grenouille comme mascotte.
Avec ses yeux trop ronds, sa peau verte fluo irisée de paillettes, et le ressort propice auquel elle pendait, elle faisait bien l’affaire.
Elle avait voyagé, en tournée, au Fusion, dans de nombreux camions. La grenouille de la fête. Volée de la maison.

Nous la pendons au-dessus de la table des DJs. Bringuebalante, elle nous regarde danser. Elle danse aussi, au rythme des passants venus se pendre à son ressort, pour mieux la faire rebondir en rythme.

Entre alors mon amie, la petite, la jolie brune, celle que j’ai perdue.
Entre, avec, comme toujours, trop de cadeaux. Un gâteau, une boîte enrubannée, et un lot de ballons de couleurs.
Je l’embrasse chaleureusement, et accroche ses ballons au ressort de la grenouille, d’autant plus aérienne.

Touche de couleurs, de rouge, d’orange, contre le vert. Bordel de bonheur et carnaval de confettis.

Mais mon amie doit repartir, prendre le S-Bahn, jusqu’à loin. Je m’inquiète pour elle. Elle ne s’en fait pas. Me rassure et repart.

Au petit matin, de retour chez moi, j’accroche la grenouille et ses ballons au-dessus de mon bureau.

Des semaines, des mois passent. Les ballons ne dégonflent pas. Je prends la grenouille en photo, l’envoie à la petite brune, la jolie, mon amie.
« Regarde. Ils sont toujours là. » Elle n’en revient pas. Se réjouit.

Puis la guerre arrive, dans son pays, celui où j’étais allée la retrouver.

Celui où j’avais fait du café, par un petit matin, qui avait explosé partout dans la cuisine, sur les bibelots, les souvenirs, trop nombreux, trop kitsch, disposés sur tous les murs.
Le café sur le papier peint, comme autant de marques de ma présence, comme autant de signes de mon passage par là, moi qui n’en bois pas.
Le café dans cette pièce de vie, qu’elle refusa de me voir nettoyer, qu’elle ne me laissa pas repeindre.

La guerre dans son pays.
J’ai peur pour elle, je me réveille la nuit pour lire chaque dépêche qui tombe. Nous correspondons toutes les heures.
Elle me rassure. Elle est brave. Elle va s’occuper des blessés.
Au-dessus de mon bureau, la grenouille veille.

Puis un jour, elle disparaît. De ma vie. Déterminée.

Bien vivante, bien saine, bien sauve, elle a quitté son pays, est revenue à Berlin, étudie, mais m’a rayée de sa vie. Sans mots. Sans explication. A cause du conflit. Peut-être. Du conflit de son pays.

Qui saura jamais ? Qui saura ?

Je lui écris, sobre ou ivre, chez moi ou dans la rue. Essaie de comprendre.

Qui sait ? Qui saura ?

Elle ne répond pas.

J’accepte. J’essaie d’accepter.

Ce jour-là, six mois après la fête, les ballons de la grenouille ont commencé à dégonfler. Lentement. Tout lentement, jusqu’à ressembler à des fleurs fanées.

C’est ce que j’explique à mon amie, la grande et belle brune, dans le bar, ce soir. Les ballons sont fanés, et j’ai dû l’accepter. Il faut savoir laisser partir. Quand c’est l’autre qui le désire.
Laisser partir et veiller, de loin, en son cœur et sur eux, leur souhaiter d’être heureux, reconnaître la différence, accepter la distance, et reprendre son chemin.

Pas dans ma nature, ni dans la sienne.

Mais que veux-tu…
Que veux-tu, mon amie…

On grandit…

 

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Travaille, ô, ma douleur

Un ordinateur.
Sur lequel on tape. Sur lequel on écrit. Par lequel on envoie. A l’ailleurs. Au monde. A l’extérieur. A l’étranger.
Un ordinateur.
Sur lequel on regarde des films, par lequel on écoute la radio, où l’on reçoit des messages, des photos.
Un ordinateur.
Grâce auquel on peut téléphoner, tenir conférence, télé-travailler.

– Vous avez besoin d’un vaccin contre la grippe ? Vous êtes en contact avec beaucoup de gens, professionnellement ?

Beaucoup, oui.
Beaucoup. Virtuellement.

De ma tour d’ivoire kreuzbergoise, j’écris, je parle, je discute, je débats. Un scénario, un article, un cours, un roman, feedback, co-écriture, grammaire, tout ça tout ça.

Seule.
Seule devant mon ordinateur.

Seule.
Vie avec un écran.

Aller s’asseoir dans les cafés, au milieu de la foule, lire des scénars au bar, sur le comptoir, et emmerder le peuple lorsqu’il y repose son mojito, son club mate, bah oui ma belle, désolée, y en a qui bossent, alors pousse ton verre que j’m’y mette.
Seule.

Seule face à l’écran.
Seule.
Tenir des discussions entières, disputer,  brainstormer, défendre, inventer, raconter, avec d’autres, oui, beaucoup d’autres, pixelisés.

Seule. Seule face à l’écran.
Seule avec ce clavier.

Et je l’aime, et j’aime ce métier. Et jamais n’ai été aussi comblée.
Mais le soir, mais quand la nuit tombe, plus, non, plus possible. Relever la tête et se rendre compte que seule, une fois de plus, un jour encore, seule, seule au travail.

– C’était bien ta journée?
– Oui, j’ai trouvé une solution au conflit de Tim avec son père! Pour l’histoire avec le basket, tu sais?
– Ah, génial!
– Et toi?
– Oh, nous on avait un évènement avec seulement 800 personnes, c’était tranquille aujourd’hui.

Seule.
Face aux pages noircies.
Seule.
Vie avec un robot. Avec une machine. Qui enregistre, archive, retient, saute à la ligne, commande des bouquins.
Seule.

Internet marche plus? Scandale! Horreur, malheur, écroulement de tous les plafonds. Je fais comment pour travailler, moi, maintenant? Avec qui, avec quoi? Comment? COMMENT?

Seule. Connectée. Seule.

A qui raconter la dernière blague, la dernière idiotie ?
Avec qui partager son émoi, autrement que par téléphone ou écrit ?
A qui livrer son inquiétude, son doute, de qui recevoir le conseil, l’avis, sur le travail fini ?
Seule.
Télé-travail.
Seule.
Écrire.
Seule.

Et n’est-ce pas ce que toujours je voulais ?

Seule à Berlin, manger du riz à la moutarde.

Travailler. Seule.

– Prends un petit boulot.
– Bah oui, mais il faudra que je renonce à une part de ce que je fais. Et j’aime ce que je fais. Je ne veux pas y renoncer…
– Bah oui, mais…
– Oui… Je sais… Alors que faire?

Le soir, ne plus tenir en place. Entrer dans le Feierabend comme on crierait « Hourra!! », pour enfin, enfin, pouvoir commencer, commencer à parler, à quelqu’un d’entier, plus seulement la tête, mais les pieds; plus d’hommes troncs, non, des bipèdes ! qui se lèvent, et marchent, et t’interrompent pour prendre leur commande au bar à grandes enjambées.

Le soir se jeter sur son aimé, et ne plus le lâcher, ne plus lui accorder une minute de répit.
Mais il a besoin d’un moment pour atterrir!
Oui, mais non. Non. Ah peut pas. Ah comprend pas. Ah marche pu comme ça.

La fausse Jessica Rabbit se jetant, telle la furie sur « UN HOOOOOOOMMMMMMMME!! »

Mensch, eh!, comme dirait Christiane. F. Pas la locataire du second.

L’arbre vit ! L’homme marche ! Alléluia aux plus hauts des cieux.
Télé-travail. Solitude. Amour des mots. Incertitude.

Je ne sais pas, je ne sais plus, je ne sais pas si j’ai jamais su…

 

Travail

 


Lorsqu’on se perdait

On se perd.
A. parti à deux heures, S. rentré brocanter, P. à Port-au-Prince dont je ne sais plus rien, S. devenu muette qui suit C. pour mieux retourner à une mère qu’elle n’aime pas. Dans cette brume de nerfs, de peau qui se ride, de psoriasis venu grignoter notre cuir chevelu pour nous donner les signes – oui ma vieille, toi aussi, tu vieillis.
Et tes amis partent.
Tu rentres seule dans ton appart, et cette fois-ci, si, tu es bien rentrée seule de ta nuit.

Le double reflet d’un même miroir – une nuit à Lisbonne, celle de la brume éthylique, de la légèreté, de l’audace. Celle des retrouvailles, de la mascarade, et du doute.
Un corps nu que l’on observe, un corps nu qu’on interroge.
Regarder l’autre avec étonnement, voire condescendance. Quand ce n’est nullement ce qui nous habite.

Qui est cet être posant une main sur moi ? Pourquoi ? Que fais-je là ? A quoi on joue ? Et en même temps, que ferais-je, si je n’étais pas là ?
La mascarade, le mouvement répété, incessant – eh oui, c’est nul, quand hier c’était transcendant. C’est vide de tout, de sens, et de sang, on fait semblant, quand soudain, éclat, éclair, il y a finalement de l’amour le mystère puisqu’à nouveau touchée, en plein cœur, en pleine tête, à nouveau prête, et abandonnée. Délices.
Et encore et encore – vaincre la mort, c’est donc cela que chaque jour nous faisons. Et c’est déjà une raison.

– A quoi tu penses ?
– A Prague.

Oui mon cœur qui n’est pas mon cœur, je pense à Prague, et que veux-tu que je te dise.

– T’as failli répondre « Au boulot ».
– Ah nan… quand même pas… jamais.

Je suis vexée. Je souris mais je suis vexée. Qu’est-ce qui, chez moi, peut évoquer cela ? Ne suis-je pas la femme qu’ils me décrivent, traînant avec elle son aura de fantasmes et de plaisirs inassouvis ?
Non, je suis celle qui répond « Oui » comme elle bâillerait, à son amant qui la reprend, celle qui rougit à certaines pensées, celle qui met des heures à avouer, celle qui jamais le doigt ne lève, et qui tout bas, pense…

 

bodies

 


Je sers (à quelque chose?)

Berlin. Freelance. Oui. On sait tout ça.
Berlin, Freelance, pas d’argent, et toute seule dans l’ salon.
Marre de la solitude, du clavier sous les doigts. Marre du français, de l’anglais, envie de parler allemand Gott sei krank !

Alors : on passe voir les amis, les anciens, les de toujours. Les qui furent mon chez moi, mes murs durant les premiers jours, ceux où je n’habitais pas là, ceux où je venais en passagère clandestine, échappée belle en talons, attaché case planqué aux toilettes, paillettes prêtes au fond du sac dans l’avion : Berlin les mecs! c’est moi! j’arrive! et je sais toujours pas où je dors!

On va voir les anciens, donc, et on leur demande :

– Dites moi les gars, vous avez toujours besoin de quelqu’un pour venir renforcer vos troupes ?
– Ah oui, ah oui, ce serait pas de refus. Tu pourrais faire les shifts tranquilles, ceux où y a pas trop de monde.
– Adjugé vendu, t’as vu.

Premier jour, premier shift, première après-midi.
Il pleut.

– Amélie t’as pas besoin de venir, il va y avoir personne.
– Nan, si, si, comme ça je me familiarise. Après avoir été si souvent devant ou sur le bar, il faut que je m’habitue à être derrière !
– Comme tu veux. Viens, alors, je t’attends.

Une demi-heure.
Une demi-heure pour me former à mixer des cocktails, piler la glace, couper la menthe, sortir le fût, le remplacer, et surtout… surtout… faire le café.

Le café.
Horreur du fin fond des grottes.
Breuvage que jamais je ne bois, odeur qui enchante mais ne me sied pas. Le café. La mousse. Les petits cœurs. Moi ? Vous vous foutez d’ma gueule ? Moi et mon adresse de panda ankylosé ?

Devant lui, je fais celle qui sait, celle qui comprend tout. So und dann so… allet klar ! Ja, ja, überhaupt kein Problem.

Moi qui n’ai servi que des cocktails tout prêts concoctés avec la rapidité de l’éclair dans de grands saladiers dans lesquels trempaient mes manches moyenâgeuses d’elfe de la forêt ? Moi qui pour aider mes amis mes aimés lors des soirées trop arrosées passait derrière le bar et oubliait d’encaisser ? Moi ? Seule ? Sobre ? Et responsable ?

On est lundi, il pleut, il n’y a personne. Le jardin est désespérément vide, et j’écoute la musique que je veux. C’est joli, les petites lumières dans les arbres. Je m’entraîne à prendre le coup de main. Pas si compliqué finalement. Un, deux, vingt-cinq cafés. Juste pour m’entraîner. Heureusement qu’il n’y a personne. Toute ce bon café moulu, balancé. Nt nt nt. C’est vraiment juste pour devenir une professionnelle.

La journée se passe, ne viennent que quelques clients. Pas exigeants, ils boivent des Fritz Cola, des Apfelschörle. De tout repos, de tout repos ma petite dame ! Je m’ennuierais presque.
21 heures – le pied. Même pas eu à faire de café ! Je vais pouvoir la nettoyer, la machine. Rodrigue, as-tu du cœur ? A moi, comte, deux mots ! Tu ne résistes guère ? J’te débranche aussitôt !

Ah non, ah non, pas encore, car viennent d’entrer dans le bar deux trentenaires allemands.
Je me sens dans mon élément, leur sourit, me montre gentille :

-Was darf es sein ?
– Zwei vodka shots und zwei espresso bitte.

Je me sens pâlir. Déglutis. Veux garder mon calme. Bafouille. Sens, bon sang, sens combien je suis pâle.

– Zwei espresso ?
– Ja…
– Ja ja ok, ja, kein Problem.

Mon accent français est revenu au galop sous le coup de l’émotion. Je repasse derrière le bar. J’ai très chaud. Allez ! C’est pas si sorcier ! J’me suis entraînée toute l’après-midi. Je reprends confiance, attrape mon outil, le passe sous la machine à moudre le café. Vibration de la mouture, éjection de la poudre dans le réceptacle. Bien rempli. Que je tasse, comme on m’a montré. Okay. Maintenant, hop! dans la machine! Espresso, donc bouton de gauche. Okay. Je mets qu’une tasse, on va pas tenter trop fort.

Le café ne sort pas, il goutte, quelque chose ne va pas. Tout semble bloqué. J’attends. Mmmh. Ca n’a pas marché.
C’est pas grave. On recommence, l’air de rien. Peut-être que je m’en suis fait un de café, avant de faire le leur, après tout pourquoi pas, on est à Berlin, non, c’est relax ? Alors !

Je vide le café détrempé, me sers du pinceau pour bien tout nettoyer, recommence l’opération.
Mouture, éjection, remplissage, tassage. Bam. Ajustons, attention, appuyons sur le bouton. Cette fois j’en ai essayé deux d’un coup, histoire de pas perdre de temps.

Le café force, la machine vibre, quelque chose ne va pas, pan ! ça m’éclate au visage ! Le café chaud vient me gicler dans les yeux, les cheveux, sur les joues.
Mon Dieu ! Et les deux types qui sont juste là, accoudés au comptoir !
Ça sent le café dans tout le bar, on n’entend que la machine qui couvre même mon électro world music à base de tam tam, que faire que faire, c’est vraiment trop la honte, que faire ?

Bon ! Jouer les pros, tout va bien, on va leur apporter leurs vodkas déjà.

Je m’approche, les vodkas glacées dans les petits verres que je peine à tenir tant ils sont froids.
Le café encore sur le front et les joues, son odeur qui me suit partout, je tente mon plus beau sourire :

– Der Kaffee kommt gleich !

Il m’aura fallu dix tentatives pour réussir deux tasses à peu près présentables.

– Es tut mir Leid, die Maschine hat ein Problem.
– Echt ?
– Oder vielliecht bin ich es… Wer weisst ?

Honteuse, brûlée, empestant le moulu, je m’empresse de cacher l’état du désastre, de recouvrir dans la poubelle tout ce grain trempé, déversé, par du papier froissé, des allumettes usées, tout, quoi, pour qu’on ne devine pas.

J’apprendrai plus tard que la machine à moudre avait effectivement un problème, et qu’elle dosait trois fois trop trop fort. Il fallait arrêter le carnage avant la fin. Mais ça, personne ne me l’avait dit.

– Waren die Kaffee okay ?
– Oh, ein bisschen angebrannt, aber allet jut.

Depuis, j’ai fait la coupe du monde, les soirées jusqu’à 4h du mat, depuis je sers le cappuccino comme les autres, sans cœur et sans reproches, et j’ai amélioré mon « Was darf es sein ? »

Depuis, peut-être un peu, sers-je à quelque chose…

 

Café!


Du caractère, mon frère

C’est quoi être une femme forte, une femme de caractère ? C’est faire subir aux autres ce dont on voulait s’affranchir ? C’est devenir le tyran que l’on fuyait ? C’est considérer que sa liberté est supérieure à toutes les autres et l’imposer ?

C’est quoi être une femme forte, une femme de caractère ?
C’est être capricieuse, le clamer, l’affirmer ? C’est faire selon son bon vouloir, toujours et à jamais ? Faire entendre sa voix quand les autres chantaient ? Crier son bon droit quand tout le monde s’amusait ?

Où s’arrête ma liberté quand commence celle de l’autre ? Il est où l’équilibre ? Qu’ai-je le droit de demander, d’exiger ? Pourquoi je fonds en larmes ? Il est où le mal ?

On m’a pas menti, pas trahie, pas trompée ? Alors ? Quoi ?

Juste parce que j’aime pas ça ? Juste parce que c’est pas dans mes mœurs, dans mes habitudes ? Mais si c’est dans les siennes ? Qui suis-je pour demander à l’autre d’arrêter ? Qui suis-je pour vouloir le faire changer ? Quand il en fait déjà tant, des changements, pour moi, pour nous ? Alors ?

Où débute et finit le tyran, la tyrannie?
La dictature du couple et de la femme ?

En suis-je ? Ou ai-je raison ?

Est-il bon d’être toujours libre de tout ? est-ce normal ? Ou nous faut-il des limites ?
Devraient-elles être davantage présentes, davantage ressenties?
Ah non, pas là, là, l’autre aime pas, alors abstiens-toi.
Oui ou non ?
Quelle liberté ?

Faut-il demander à l’autre d’imposer, d’exiger, pour mieux, à son tour, le pouvoir ?
Vas-y balance, Hortense, dis-moi tout ce que t’as sur le cœur, pour mieux ensuite peindre les murs en rouges.

Ou alors prendre exemple sur les autres, là, les roucoulant, et proclamer la liberté à deux, unis, et chacun de son côté ? Libres et amoureux dans l’univers des possibles, sans frontières, sans barrières, sans limites, blessures, co-dépendances, chacun sa vie dans une union désirée, choisie, libre, épanouie.
Bien sûr, mon but. Mais il est où le chemin ? La sagesse ? La vérité ?
Qui a raison, qui a tort ?

Hein? Hector?

 

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Je pars (vie d’expatriée)

Une vie à l’étranger, une vie d’expatriée, et même lorsque sa patrie c’est l’Europe, une vie loin du pays natal, donc, rime avec une autre manière de voyager.

Fini les envolées lyriques, les départs ivres pour la mer, sac à dos sur les hanches et bananes fermement accrochées aux reins (pitié, non, pitié, jamais !).

Fini la mappemonde qu’on fait tourner les yeux bandés, c’est pas moi, c’est l’index, ça y est, bam! désigné! décidé! Tu prends ton manteau on s’en va!

Une vie à l’ « étranger » signifie les vacances de retour au « pays », voir les siens, la famille, les amis (si tant est qu’ils ne soient pas eux-mêmes de la famille des arrachés au giron premier de leur terre-mère); et si c’est là un besoin nécessaire, vital, et délicieux, il n’en reste pas moins que grandit alors et sourdement en l’âme des expatriés une nostalgie différente, profonde, impérieuse, une nostalgie à caractère, volontaire, exigeante : la nostalgie, le mal, la maladie du voyage, le vrai, celui qui fait dormir dans la forêt, à la plage, dans un chalet, celui qui bringuebale dans les bus, les camionnettes, sur les motos. Celui qui fait oser les pires conneries, donne les plus grandes peurs, et laisse les meilleurs souvenirs.

Voyager, mec.

Pas pour le boulot, le taff. Pas avec sa valise à roulettes. Pas en agence, organisé. Pas avec un plan dans la tête.

Le voyage. L’évasion. Le départ.
Transport amoureux du nomade.

Hors du confort, de l’habitude. Ouvrir les yeux. Regarder par le carreau défiler l’inconnu. Tenter de le saisir, d’y entrer, respectueusement, de s’y adapter, de le comprendre, et peut-être, doucement, tout doucement, d’en faire enfin un peu partie.

Le voyage. Découverte dans ta face de chaque instant.
Le voyage.
Plus de plafond, plus de murs.
Plus d’horaires, plus de structure.

Alors, hier, alors que je faisais bouillir une citrouille avec des pommes de terre, j’ai échangé :
Poule, on part en janvier ?
Ouais, vas-y : fais tomber ! Où ?

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions nos billets.
L’Ailleurs. Le vrai.

L’eau a bouilli, beaucoup, longtemps, je l’ai oubliée, alors elle s’est évaporée: la citrouille a cramé, les pommes de terre ont carbonisé, les pompiers sont arrivés et la casserole est à jeter, mais moi je pars, les mecs, j’ai mes billets, je pars, tchüssi bye bye, découvrir, explorer, importance de ce mot, de sa sonorité.

Explorer l’Ailleurs. Je pars les gars. Avec mon couteau et mes blondes. Mon voile et mes girondes.

Je pars.

 

Iran: cadeau


Espace temps

Elle est dans un bar.
Elle fume.
Elle a 16 ans.

Je suis dans la rue contre un mur.

Elle entend pour la première fois ce remix du morceau d’American Beauty, air aérien, voix de femme, mélodie du piano.
Elle se demande où je suis. Pourquoi je ne l’appelle pas.
Elle fait des ronds de fumée avec l’homme que j’aimais, en début d’année, il y a une éternité.

Je marche sur les pavés, nous approchons de la rivière.
Il y a un interstice.
Nous y pénétrons.
Une barrière.
Nous la franchissons.
Il m’embrasse trop goulûment, me fait presque mal. Tout tourne autour de moi de tant d’envie, de tant de chair. Je ne le désire pas, je l’admire. Il me fascine, me subjugue. Emportée. Par les mots, les idées. Bousculée par le désir, le flot de l’eau de la rivière.

Elle range son paquet de cigarettes, se lève de la table.
Elle va rentrer.

Il me raconte : une quatrième, une autre. Ivre morte, sur le brancard des pompiers, emmenée hors de la soirée sous les girophares. Qui le voit et lui dit, devant tous, seuls mots pouvant être prononcés : « I love you I love you I love you. »

Et moi aussi ?
Et l’autre, la vraie, celle qui l’attend, celle que je connais mal.
Ses belles lèvres, son rire franc, ses cheveux soyeux. C’est vrai… j’avais entendu qu’ils s’aimaient. Jamais n’aurais cru… Je ne le connais pas… Je l’aime… Il la trompe avec moi.

Dans une tour d’un coin sombre de la rue, il me soulève, me hisse contre la pierre. Ses gestes sont trop brusques et je tombe en arrière, de tout mon long, raclant ma tête à la roche claire.
Je garderai longtemps une énorme blessure, cachée par mes cheveux collés de sang séché.

Espace temps.

J’entends cette version aérienne remixée du morceau original d’American Beauty.
Je me retiens de ne pas pleurer. Je fais appel à toute ma force, à toute ma dignité pour continuer au téléphone cette conversation insensée.

Elle ne l’aime pas, non, ne l’a jamais aimé. C’était juste un jeu. Les mercredi, les vendredi, avant que je n’arrive. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… elle ne sait plus. Elle parle un français haché, violent, vulgaire.
Autour de moi la foule se presse aux croisements. Boulevard Saint Michel. Boulevard Saint Germain. La fac. Les gens. Les passants.

Et moi, là, luttant contre la marée.

Il viendra tout à l’heure, celui que j’aimais, que je croyais aimer. Celui que je protégeais, dont je me croyais protégée.
Il viendra m’expliquer, me raconter, pourquoi, comment il m’a trompée.

Je tente de rire, de faire belle figure.
Et j’aperçois dans la foule, ce visage, ce doux visage que j’avais oublié. Elle. Celle que j’avais blessée.
J’aperçois ce visage vieilli, changé, ombre de notre enfance, de notre adolescence. Souvenir d’un autre pays, d’une autre vie.
Celle qu’avec moi il avait trompée.

 

Red Beauty

American Dream


Liberté, Timothé. (Freelance, Hortense)

2012.
Lundi matin.
Premier lundi à Berlin.
Le week-end a été bon, comme d’habitude, peu dormi, beaucoup ri, beaucoup dansé, un halo de couleurs et de nuit pailletée qui nous reste au cœur.
Oui, mais…
Lundi matin.
Ok.

Et maintenant… quoi ?

Il est 8 heures, et je ne dois pas me lever.
Je ne dois pas m’habiller, prendre le métro, sortir dans la rue, courir attraper le bus, grimper sur mon vélo, pédaler à toute vitesse et manquer tuer la blonde, son chien et sa grand-mère, gueuler sur les voitures pour me mettre en voix, rire de cette gueulante, aimer cette course, cette liberté, ce souffle, cheveux au vent, précipitation, mouvement, appartenance, cohésion, intégration, et aujourd’hui… bah… dans mon lit. Encore.
Peut-être tout à l’heure m’arrivera-t-il un scénario, sur lequel travailler ? Un texte à corriger ? Article à rédiger ? Je ne le sais toujours pas.
Freelance, Hortense. Freelance – ma nouvelle route, brand new destinée.
Freelance à Berlin. Depuis vendredi soir. Freelance. Lundi matin.
Bon.
Ok.

Mon amour dort.
Lui aussi est freelance.
Ouais.

J’ai qu’à aller explorer un peu le quartier ? Certes, je le connais déjà vraiment bien, pour y avoir pratiquement vécu toute l’année écoulée. Mais quand même, première fois que j’y vis pour de bon.
Allez viens, on va aller se balader un peu.

La rue. Plaisir de la journée. Suffit de franchir la porte d’entrée pour immédiatement se prendre une bouffée de vie, se faire happer par cette énergie.

On est loin des néons au plafond qui grésillent, de la machine à café qui ronfle, du carrelage froid sur lequel résonnent les talons, des cartons jamais déballés dans un coin, des stores mécaniques se dépliant à chaque percée de soleil pour afficher les cadavres de mouches venues se faire prendre là, par mégarde, et y mourir d’un dépit chagrin.

En face de moi, sur la table en bois du Späti, la vieille voisine adorable et alcoolique, frêle créature toujours vêtue d’un foulard et de lunettes de soleil. Elle marche trop vite, bouge par mouvements saccadés, tel un pigeon, un moineau, une mouche.
Jamais au repos, jamais à l’arrêt. Et toujours s’enquiert de moi, de mon état de santé : « Vous allez bien ? Vous êtes heureuse? Triste? » Pour sortir ensuite et subrepticement de son manteau la bouteille d’Augustiner fraîchement achetée, sur laquelle ses doigts viennent laisser des traces dans la buée givrée.

Et comme une confidence chuchotée, à moi seule avouée, yeux brillants, délice du plaisir à venir : «Dieses Bier… ist der Hammer !»

A ses côtés un punk à chien, venu boire son jus d’orange du matin. Ils discutent sans s’écouter vraiment. Ont le temps. Partagent un moment.

On est loin de l’amertume du mauvais thé, de la nuit trop tôt survenue, de la solitude feutrée lorsque seul mon visage se reflétait dans l’écran trop brillant de l’ordinateur.

J’avance. Dans la rue des mères turques voilées, dont la langue me berce de cette mélodie particulière, de cette harmonie vocalique qui me fait tendre l’oreille, curieuse de ce qu’elles se disent et, en même temps, heureuse de n’y rien comprendre et de pouvoir ainsi mieux goûter au chant de leurs mots à d’autres destinés.

Les enfants tapent sur une construction en bois, les chiens se baladent sans laisse, la rue est calme et agréable, les adolescents envahissent les bancs.

Nuits d’hiver, lorsque mon vélo dérapait sur la neige, lorsque les flocons venaient exprès se poser sur le bord de l’œil, pour faire couler le mascara et laisser sur mes joues les traces d’un malheur enfoui, tu, caché. Le sac en équilibre sur le guidon, dans lequel un Iphone s’escrime à me hurler que je ne pourrai pas écouter ma musique tranquille, qu’il me faudra répondre, répondre encore, toujours, répondre à tout moment, décrocher, répondre, être là, oui ! présent !, à vos ordres mon caporal, connectée, connectée chaque instant.

J’arrive au marché. Fait quelques courses avec joie. Découverte de nouvelles saveurs, de nouvelles habitudes. Köfte, Cacik, enfin à portée de main !
Munie de mes sacs plastiques, je rentre alors à la maison, heureuse de ce tour de reconnaissance, de cette vie, des personnages croisés, des mets dégotés. On est quand même bien dans ce nouveau quartier !

J’arrive sur mon palier, passe le pas de la porte, joie, vois mon amour debout, levé, l’air endormi, heureux, qui boit son café, et soudain, terreur, abomination de ces sacs plastiques à la main, soudain horreur, consternation du poids de ces courses et soudain : « Nan mais… mais… mais ça va pas être comme ça tous les jours, hein ? Nan mais il faut que je te le dise, hein : je veux pas être une desperate housewife ! Hein ? Je veux pas être une housewife !! »

Mon amour me regarde avec des yeux gentils, mais ronds, se demandant quelle mouche peut bien encore l’avoir piquée, la petite Française.

– Mais de quoi tu parles ma belle ?

Confusion. Je ne sais plus ce que je veux dire.
C’est moi qui ai voulu sortir, aller faire un tour, moi qui ai eu envie d’acheter ce que j’ai acheté. C’est moi qui suis venue ici, moi qui ai fait le choix. Liberté. Je veux écrire, vivre, marcher, courir. Je veux avancer dans ma vie, pas dans la leur. Je veux reprendre mes quartiers, mes habitudes. Découvrir. Rêver. Arpenter. M’approprier.
Alors ? Que suis-je en train de crier ?

Mais tout de même cette peur au ventre, et les mots bafouillés :

– Non mais je sais pas, mais, je veux pas mais – enfin tu vois ?

Mes yeux le supplient de comprendre.
Il rit. Me prend l’un des sacs, et commence à ranger.

– Tu veux pas te taper les courses à chaque fois et avoir à tenir la maison c’est ça ?

Et ajoute tranquillement, en sortant de son pot un bon gros cornichon :

– Mais qui a dit que c’était à toi de le faire ?

Je réalise alors que depuis vendredi que je suis arrivée pour de bon, c’est bien lui, et lui seul, qui s’est occupé de tout. Lui qui a fait les courses, à manger, lui qui a lavé les draps, s’est occupé de moi.

Je respire.

J’ai changé de vie, laissé mon boulot, ma ville, mes amis, suis maintenant freelance à Berlin, amoureuse et en couple, mon lapin, mais je ne suis pas « Just call me Conchita ».

Rampe de lancement, Armand.


Ultra-moderne solitude (« Her » de Spike Jonze)

Her, de Spike Jonze, fable moderne sur les amours virtuels d’une âme en peine.

Her. Le visage de Joaquin Phoenix nous scrute depuis son affiche.
Seul. Sur fond rose.
Et c’est bien là le problème.

Dans un Los Angeles futuriste où l’on reconnaît la Tour Shanghai en construction, celle qui rend chaque jour plus obsolète la légendaire skyline de Pudong, Theodore (Joaquin Phoenix) évolue seul.
Il a bien des amis, au bureau, et même dans son immeuble : Amy (Amy Adams) une ancienne amourette de la fac, devenue sa confidente.
Mais Theodore, fraîchement divorcé de Catherine (Rooney Mara), son amie d’enfance, s’est recroquevillé sur lui-même.
C’est seul qu’il dîne d’un en-cas à emporter, et seul qu’il joue à des jeux-vidéos dernier-cri dont les personnages viennent envahir son salon, l’envelopper de leur lumineuse et virtuelle présence.

Un jour, Theodore fait l’acquisition d’un nouveau système d’exploitation. C’est l’OS1, « Operating System » première génération. Un ordinateur intelligent, à la voix douce et sensuelle (Scarlett Johansson), qui vous accompagne à chaque pas, de tout temps, par tout état d’âme.

L’OS1, compagne idéale? Assistante docile et toujours de bonne humeur, capable de consulter, organiser, mémoriser à la vitesse de la lumière l’intégralité de votre disque dur – donc de votre passé ; elle a également de l’initiative et des idées qui sauront changer votre carrière et votre vie.
Elle vous connaît, vous comprend, vous devine, vous devance. Elle apprend et évolue sans arrêt, à une vitesse prodigieuse. Surhumaine. Évidemment.

L’OS1 est une amoureuse. De la vie, de ses merveilles, qu’elle découvre à chaque seconde, elle qui est née le jour où vous l’avez achetée. Dans un monde où l’on vit côte à côte, sans plus se regarder, où les oreillettes ont remplacé les conversations, les écrans les relations, l’OS1 compose une ode à l’existence, un morceau de piano qu’elle vous joue pour célébrer la joie qu’elle éprouve à être en vie.

En vie. Mais où? N’apparaît d’elle que le nom qu’elle s’est choisi – Samantha, sur l’écran miniature que Theodore transporte dans la poche de sa veste, à la place du cœur. Un petit écran, comme un petit livre, par lequel elle peut voir sans être vue.

Samantha se prend à rêver. A rêver de ces attributs de l’humanité dont elle ne pourra jamais jouir: le toucher, la sensation de physicalité. Une caresse dans la nuque; dans le dos, une douleur; le délice d’être enfin soumise à la pesanteur.
Et comment être femme, au sein d’un couple, si l’on n’est pas charnue, charnelle? Si le corps n’existe pas? Si l’on ne connaît de nous qu’un esprit, qu’une voix? Samantha est capable d’émotions. Et se prend à souffrir de sa condition.

Tourné entre Los Angeles, Las Vegas et Shanghaï, Her offre au public une « vision futur proche » de notre société: un univers dans lequel les individus se frôlent sans se toucher, absorbés chacun par leurs existences virtuelles, leurs relations fantasmées, sublimées, désincarnées.

Le film, qui a remporté l’Oscar du Meilleur Scénario Original, comporte quelques légères longueurs. Mais l’on ne peut contester que l’exploration qui est faite de la thématique essentielle et passionnante – la condition de l’homme moderne, son rapport aux autres, à l’artificiel et aux mondes cybernétiques et parallèles – est véritablement juste et profonde, censée et aboutie.
La réflexion est poussée, chaque étape envisagée, dans une poésie transmise par la beauté de l’image, le jeu des acteurs, par cette sensation d’apesanteur propre à une vie dans les hauteurs, dans ces buildings qui surplombent la masse urbaine composée, à la nuit tombée, de mille et un points lumineux, tels autant d’anonymes.
Une poésie qui rappelle Eternal Sunshine Of A Spotless Mind, dans l’analyse d’un amour aux prises avec la technologie, et les affres de la société moderne.
Et Jonze de clore son film, dans ses dernières images, sur la matière presque irréelle des flocons de neige, qui emplissent le vide, et nous en font prendre conscience à la fois, comme lorsqu’ils venaient, dans le Mélo d’Alain Resnais, nous offrir un temps, une respiration, une douce incitation à la réflexion…

 

Her