Amalka

De l’art d’escroquer (American Hustle)

David O. Russell (Silver Linings Playbook) retrouve Bradley Cooper et Jennifer Lawrence pour son nouveau film American Hustle qui, après avoir raflé certains des plus prestigieux Golden Globes, est désormais grand favori dans la course à l’Oscar.
Comment dit-on « escroc » en américain?
« Con Artist »: littéralement, artiste de l’escroquerie.
Et c’est bien ce qu’est Irving Rosenfeld, sur lequel s’ouvre American Hustle.

Lorsqu’on nous le présente pour la première fois, Rosenfeld (un Christian Bale quadragénaire et ventripotent) est entièrement absorbé par la méticuleuse tâche qui rythme chacun de ses matins, celle du minutieux collage d’une moumoute sombre sur le haut de son crâne.

Cela prend du temps, et il ne faut pas se rater. Il en va de l’apparence et de la représentation, deux thèmes omniprésents dans le nouveau film de David O. Russell.

Le ton est donné, la liberté assumée: « Some of this actually happened ».
C’est par ces mots que Russell s’accorde une nouvelle indépendance dans l’adaptation qu’il propose de l’un des évènements qui fit scandale à la fin des années 70: l’opération « Abscam ».

Lorsque l’agent du FBI DiMaso (Bradley Cooper) parvient à prendre « la main dans le sac » Rosenfeld et sa partenaire (dans la vie comme dans l’escroquerie) Edith Greensly (Amy Adams), il pense avoir décroché le gros lot. Ces deux-là sont introduits dans les milieux de la fraude, et vont pouvoir le mener à faire tomber les têtes des politiciens corrompus et des parrains (parmi lesquels, Robert De Niro) de l’état du New Jersey.

C’est oublier la nature même d’un escroc.
Car Lady Edith Greensly, à l’accent britannique si pur, à la cambrure affolante et aux décolletés plus que plongeants, n’est en réalité que Sidney Prosser, originaire du Nouveau Mexique et ancienne strip-teaseuse.

Intelligente et ambitieuse, elle a trouvé en Rosenfeld un homme passionné, décidé à aller loin dans le business qui est le sien : celui du marché de l’art et de la finance, affaires frauduleuses que couvrent ses activités de lavage à sec et de vitrerie.

Leur premier baiser sera échangé au cœur d’un carrousel de chemises repassées et de housses de plastique venant effleurer leurs joues comme autant de caresses.

Ces deux-là font la paire et ne se laisseront pas faire, quand bien même Rosenfeld est déjà engagé ailleurs, avec sa blonde furie de femme (Rosalyn – Jennifer Lawrence).

American Hustle vient compléter la liste des films de cette année qui cherchent à décrypter les prémices de la crise de 2008. Et Russell choisit de raconter son histoire dans une tonalité qui rappelle Scorcese aux heures de Good Fellas.

C’est une danse, à laquelle nous sommes conviés. Une plongée dans un milieu racoleur et glamour, à la suite d’un trio amoureux et bancal, qui tente de mettre sur pied une magistrale escroquerie, avec pour appât premier un agent mexicain du FBI, déguisé en cheikh Abdullah, qui baragouinerait l’arabe et serait fraîchement débarqué d’Abu Dhabi.

Sur une bande originale réunissant les meilleurs titres de cette époque dorée, (un or qui se retrouve chez Rosalyn et dans les mèches rebelles de son chignon brushé) Russell navigue avec aisance dans ce milieu gangréné, avec une caméra souple, des travellings d’une grande fluidité, une lumière chaude pour des ambiances tamisées, le tout monté de manière sûre, efficace et rapide, et interprété avec force et profondeur par un cast qui sait en imposer – jugez plutôt:
American Hustle


Baby Angst

Mercredi frileux. Je me cherche un café où me réchauffer, où m’asseoir, où travailler.
Weserstrasse du côté où elle devient morne. Mon vélo cliquète sur les pavés, j’ai encore mis par réflexe mon lourd U de cadenas en travers sur le guidon, en équilibre précaire et tonitruant. Je tente de rester digne malgré ce vacarme insupportable qui me vaut les regards agacés de quelques passants.

La beauté du canal, de la vigne vierge qui grimpe en rougissant sur les palissades, sur les murs qui encadrent la rue.
Un éclair coloré, quelques coussins : un café. Des chaises, des tables – voilà ce que je cherchais. Se pelotonner dans un coin, se réchauffer, prendre un truc au gingembre, mettre plein de miel, attendre cinq minutes que cela fasse effet, puis sortir son ordinateur, ma sœur. Je suis frigorifiée.

Neukölln.
Et pourtant que se passe-t-il ?
Pourquoi la porte reste-t-elle désespérément ouverte aux courants d’air, faisant s’éteindre les bougies, refroidir les cafés ?

C’est pour mieux faire passer les poussettes, mon enfant.
Les poussettes ? A Neuköln ? Que se passe-t-il ? Prenzlauer Berg aurait-il gagné du terrain ?

Moi qui me croyais tranquille, installée dans ce petit coin, voilà que mes tympans se font régulièrement transpercer par des hurlements de joie, d’effroi, d’exigence d’attention.
Mamaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !
Oh bonne mère…

La porte, bon Dieu, la porte !! Il fait froid les gars !
Oui, je sais que vous avez les mains prises, le petit, accroché derrière et qui dort encore (mais pour combien de temps?), et les deux de devant qui tirent, à la force de titans ; et les sacs, et le cartable du plus grand, et les gâteaux, et les cadeaux, et… oui je sais que vous êtes crevées par les nuits blanches qui se suivent et se succèdent et jamais n’en finissent, et que partout avec vous cris, et chaos, que refermer la porte du pied ne vous vient même plus à l’idée tant le petit dernier geint et pleure et se désole, mais quand même ! La porte, les gars ! On est à Neukölln ! Il fait froid !
Chui venue travailler moi!… Y en a qui bossent ! On peut pas rester tranquilles entre chômeurs, entre prétendus artistes, entre étudiants, entre hipsters ? Non ? On peut pas cuver son vin de la veille en toute sérénité? Boire son premier café à 14h dans le calme ? Non ? Z’avez vraiment aucun cœur ?

Le péril jeune

Je regarde ces mères, ces enfants.
Presque aucun homme.
Je pense à mes amies qui ont donné naissance cette année.
Moi qui étais venue à Berlin pour retrouver l’énergie qui manquait à mes nuits parisiennes, me voilà entourée par surprendre, bam ! zac ! paf sans transition ! par une ribambelle de nouveaux-nés.
Des bébés partout ! C’est l’péril jeune !
Ces amies que, il y a quelques mois encore, je me régalais d’observer sur la piste de danse, tant elles déployaient de fougue et d’enthousiasme échevelé, les voici qui ne sortent plus après 18h et ne boivent plus de café; elles qui étaient mes confidentes, voilà que je ne peux plus terminer une phrase à leur côté: Oui mon chéri, oui, oui, tu es beau, tu es beau, mon amour.

Et alors quoi ? On va tous y passer ? Moi aussi ? Un jour, bientôt ? Est-ce là le destin, la fatalité ? N’être plus qu’entre femmes à l’heure du thé, passer sa journée à ramasser le jouet tombé encore coulant de fraîche bave et bravement continuer à sourire ? Ou alors être une mère indigne mais se la couler douce ? Se mettre du persil dans les oreilles et Attends mon trésor, tout à l’heure, Maman déguste son mojito, là.

Je me sens envahie, cernée, entourée.
Des bébés partout, je te dis.
Et alors, quoi ? Plus de débats ? Plus de conversations ? Expliquer par le menu les progrès, les constatations ? C’est le stade où ils commencent à voir à plus de 50 cm, donc il est fasciné par les ombres: regarde.

Devant moi trois femmes, collées autour d’une minuscule table en bois, quatre bambins et un bébé.
Je les observe. Une perte de quatre phrases sur cinq. Le temps de ne rien dire, de ne rien terminer.

Qu’adviendra-t-il de nous ? Y survivrai-je ? Ou moi aussi gaga gâteau loin de toute dignité de toute conscience de moi deviendrai-je alors la risée de ceux qui sur ce fauteuil m’auront remplacés ?

Le bébé que sa mère porte dans ses bras surgit de devant son épaule, contre sa nuque et me regarde droit dans les yeux, franc, direct, incroyable de témérité et de vie. Que me regardes-tu ? Ne sais-tu pas que depuis tout à l’heure sur ta mère et ses amies je peste et n’ai de cesse de te maudire, toi et les tiens, d’intérieurement vous incendier ?

Même pas peur.
Continue de me fixer et me sort un de ces sourires foudroyants.

Je sens mon cœur fondre, et me surprends à rire, à rire toute seule et à haute voix, dans ce café où ma voix se perd dans les cris des petits réunis.

Je ris, et le bébé rit avec moi.
Éclair de ses yeux, complicité immédiate, spontanée, évidente, qui a toujours existé. Nous nous marrons ensemble, ravis et copains pour l’éternité, et la mère se retourne et me sourit aussi, femme lumineuse, et éminemment sympathique.

Ouais. On est quand même vachement bien là, dans ce café envahi par la vie.

 

 


Narcisse était pervers…

Il paraîtrait qu’on en a tous connu un. De près, de loin, dans l’intimité.
Il paraîtrait qu’ « ils » sont partout. 10% de la société. 10% ? T’as lu ça où ? Dans un article, si, si, j’te jure.

Quelle que soit l’approximation des figures, il est vrai qu’en se penchant un peu, on finit par apercevoir… Oui, en fait. Oui, finalement.
Un. Au moins.
Ah ! Toi aussi ?
Bah oui…
C’était qui, toi ? Ton ex, ton meilleur nouvel ami ?
Ma boss…
Ah oui…

Il paraîtrait qu’ils sont partout, qu’on en fait des livres, des films. Il paraîtrait que, ne s’aimant pas, ils cherchent quelqu’un à aimer, pour mieux, en profondeur, le détruire, le faire succomber. Insuffler en l’autre le suc de haine qu’ils secrètent à l’égard d’eux-mêmes, et utilisent ensuite pour tuer, pour transformer la vie en coquille vide, en existence fantôme, en enfer calme et quotidien.

Les pervers narcissiques.

Étrange terme en vérité. Qui se traduit mal, se prononce bizarrement.
Qu’est-ce que c’est encore qu’cette histoire de jus de fruit ?
Qu’entendez-vous par « pervers », monsieur ? Serait-ce un ch’val ?

En rire, oui. Se marrer. Une fois le danger écarté.
Mais elles sont encore nombreuses à avoir ce réflexe, à regarder au fond des yeux de l’autre avec soudain, au cœur, le doute : en est-il ? c’en est un ?

Légende urbaine, terme médical, névrose analysée ? Crée-t-on par cette expression des monstres, fabriquons-nous des âmes damnées ?

En a-t-on vraiment connu ? L’était-il cliniquement, résolument ? Où commence et s’arrête la définition ? La conséquence ? Les séquelles ?

Pour ma part, je ne supporte par exemple plus de voir remise en question ma capacité à raisonner, à exprimer mon opinion. Plus de « agaga », de « toi comprendu ? ». Plus de soupirs de mépris face à moi. Plus.
Déjà, alors, je ne me laissais pas vraiment faire. Mais tout de même. Mais encore aujourd’hui. Se dresser tel le serpent pour défendre ses idées, son être, son identité. Bonne ou fausse, vraie ou mauvaise, intelligente ou hors-sujet. Le droit d’être écoutée, entendue, puis critiquée. Mais non méprisée. Mais non humiliée. Mais non écartée, femme, inférieure, sous-fifre, jeunesse. Assistante. Non.

Et les autres, les marqués.
Et les autres, les torturés.

Qui sait, qui sait, en réalité ?
Mais cette boule au ventre, mais la force de ce sentiment qui soudain tout entier nous pénètre et nous prend : Sous influence. Quelqu’un que nous aimons est entré sous influence. Devant nous, là, il existe. Il respire. On le reconnaît. On ne connaît que lui. Même visage, mêmes traits, même voix, mêmes gestes. Ou presque. Quelque chose de différent dans la manière de se tenir peut-être. Peut-être dans le ton une agressivité nouvelle. Sur la défensive, oui, c’est cela : sur la défensive. Prêt à mordre. Prêt à mordre pour défendre celui qui en lui s’est immiscé. Prêt à défendre la sangsue qui son suc vient pomper.
On le connaît, le reconnaît, mais jamais ne l’avions vu ainsi. Scindé en deux, tranché dans l’esprit. D’un côté l’éternel immuable, l’essence, le tronc, celui qui depuis toujours est, et de l’autre, ce nouveau visage, ce nouvel être, cette nouvelle pensée.
Sous influence. Celle des débuts, lorsqu’ils y croient encore.
Et qui sait, qui sait, oui, la réalité ?
Qui sait la cause de ce parasitisme vénéneux ?
Qui saisit le mécanisme, et l’horreur de la source ?
Plaindre ? Comprendre ? Analyser ?

On dit qu’après en avoir connu un, on saura les reconnaître à jamais.
Est-ce vrai ?
Ou retombera-t-on dans leurs griffes ? À eux. Eux les souffrants insoupçonnés, de la vengeance vif écorchés.
À eux qui me font peur, que je tiens loin de moi.
Mais les autres, nos aimés, nos protégés ? Les défendre, justement ? Les couver ? Les alarmer ? Les violenter, pour les tirer de là ?

Comment sortir les siens du cycle ? Comment ouvrir la porte, comment les persuader? Barre-toi, barre-toi mon pote, cours sans te retourner. Tu ne pourras jamais rien y faire. Rien. Barre-toi, cours, tu n’abandonnes pas. Tu survis, tu survis mon ami, il n’y a pas d’autre choix.

Partir, fuir, changer son numéro. Partir, mettre de la distance, ne plus avoir de contact. Partir, oublier la voix, ne plus répondre aux mots. Partir, et se demander si un jour, on saura, oui, la vérité, oui, la réalité. Partir et espérer qu’un jour, oui, libérés, un jour sur nos deux pieds.

Partir, sur les nôtres veiller.

Et vous? En avez-vous croisé?

immixtion – perversion


Mon ami, mon amour. En terre étrangère, l’amitié.

Il me réveille. Je l’aime. Qui est-il ? Comment s’appelle-t-il ? Je l’aime. Oui! Je l’aime et connais son nom.

Il me réveille.
Y en a un autre dans le salon.
Je l’aime.
Aussi ?
C’est qui ?
C’est le même ?
Ils n’ont qu’un seul nom ?
Mais non. Mais non non non.

C’est un autre amour, mais lequel ?
Dans le salon ? Ca y est. Je sais:
Dans mon lit, là, mon amour, et dans le salon, mon ami. Mon amour avec qui je vis, et mon grand ami de toujours.

Je me réveille. Quel jour ? Samedi. Oui. On faisait la sieste. Avant d’aller voir qui ? Les amis. Les autres. La bande. Oui. Je les aime aussi.
Et l’une d’entre elle repart. Ce soir. Pour six mois. Laissant derrière elle son amour, de six mois aussi.
Je me réveille. Confusion du sommeil lourd, de la sieste chaotique. Profondeur, engourdissement de la sieste, du sommeil hypnotique.

Par trois fois cette semaine, la fatigue des nuits courtes aidant, ce même flou, cette même impression : deux visages se superposent, et je ne connais plus leurs noms. Seule cette unique intuition : tu les aimes, tu les portes en ton cœur, qu’ils soient deux ou unis, unique ou réunis, tu les aimes, ils sont ta vie.
Ma vie ? Mais laquelle ?

Celle d’hier, celle d’aujourd’hui ?
Mon amour et mon ami.

Il est venu me voir, venu me rendre visite, nous qui ne nous voyons plus, nous qui nous voyions tous les jours.

Il m’écrivait des lettres à la main qu’il venait déposer sur mon palier, sous ma porte bleue.
Et aujourd’hui, séparés.

Je ne vis plus à Paris, il ne sait pas où il vit. Il dort aujourd’hui sur mon canapé.

– Amélie, ça va ?
– Oui. Nan. J’suis fatiguée. Je vais rentrer. Demain mon ami part en France.
– Et tu pars pas avec lui ?
– Mon autre ami. Mon très bon ami. Pas mon amour. L’autre.

Je me réveille, et je sais qu’il y a dans l’appartement deux hommes que j’aime, dont je ne connais plus le nom. Je ne sais plus qui j’aime comment, depuis combien de temps. Je sais juste combien il est bon d’avoir chez soi ces voix, ces rires, ces habitudes du passé. Les mêmes souvenirs. Les mêmes amis. Eux aussi partis, tous, tous éparpillés.

Où sont-ils, les mercredi soirs à dormir à 5 dans 4 mètres carrés ? Les petits matins ivres à la fac ? Les fou-rires de l’après, à tout se raconter, lorsque l’homme est parti, et que l’ami pour le café l’a remplacé ?

Mais est-ce bien le changement de ville qui ce bouleversement cause ? Le déplacement, la nouveauté, recommencement de l’amitié ? N’y a-t-il pas là un phénomène distinct, une explication différente ?

La trentaine, mon ami, et oui, tapé dans la moule et dans le millénaire.
2014, la vie, et les ventres arrondis.
Le taff, le boulot, le bébé, le mari, le mec, le couple, le nid.
Passionnant, cool et funky, car sinon, que diable viendrions-nous y faire et y rester ?

Faites vos valises, vos bagages, rien ne va plus. Partez, rejoignez l’autre, partez, recommencez, partez, fondez, fondez.
Et n’est-ce pas, au fond, très bien ainsi ?

Que dirions-nous d’une vie coulée dans le marbre, dans le bitume des trottoirs où nous botellónions ?
Que dirions-nous si condamnés à boire l’éternel même cocktail d’attentes et de déceptions, si rien n’avait changé, bougé, rien évolué?

La brume se lève sur Berlin, mon ami est reparti, mon amour est dans le lit.
Et ils me manquent tous, et ils continueront, jamais ne cesseront, et ils me sont uniques, irremplaçables, tragiques, mais la mélancolie est douce, et ils me restent et me demeurent.
Ils habitent en mon cœur.

 

Amigo mio
Amigo mio


Ecrire la drogue à Berlin

Je tente d’écrire la drogue à Berlin.

Mais je tourne en rond, je n’arrive pas à m’en sortir.

Quel est le mieux, quel est le pire? De qui, de quoi parle-t-on?

Où est le vrai, le faux? Où l’imagination?

 

Arrivée dans cette ville comme une autre de ces vierges, la poudre aux yeux et la merveille au cœur.

A petite dose, on y croit, on y aime, on adore s’y abandonner.

Mais quand le rêve devient quotidien, nuit sans fin, alors quoi? Vit-on tous dans l’illusion, dans la mauvaise réflexion du miroir?

 

Je repense à ce conte ancien, à ce film visionné petite. La Reine des Neiges. Bien avant les chants et les cris d’amour en couleur. La Reine des Neiges, Andersen, et les décors de papier.

Elle descendait ainsi sur terre, parée de mille feux, pour mieux s’assurer de son pouvoir sur Kay. Tapé dans l’œil. Mis plein la vue. Un flocon plus fou que les autres, cristal carnassier, et le voilà charmé, parti, pris, ensorcelé.

Vision déformée, on voit plus le monde pareil. Le beau devient laid, la bonté horreur.

 

Et telle est la question: qui tient le miroir? qui a un cristal dans l’œil?

Dans cette ville de paillettes et de boules à facettes, dans cette ville où les toilettes sont passage à vide, chemin d’artifice vers une nouvelle ascension, celle qui a toutes les couleurs, toutes les formes, toutes les odeurs, celle qu’on sniffe, gobe, tape, avale, mélange, enrobe ou laisse choir, dans cette ville de pupilles, langues, mâchoires et grincements de dents, qui, oui, qui le tient, le miroir?

N’est-ce pas moi après tout qui déforme tout? Eux qui savent et moi qui devrais arrêter de savoir? Besserwisser? Klugscheisserin?

J’essaie de comprendre et d’en parler, j’essaie de savoir et de raconter. Écrire la drogue à Berlin.

Mais qui a raison? Qui a tort? Et n’est-ce pas moi qui, un flocon dans l’œil, finit par voir le laid là où est la vie? Moi qui prend un rhume pour de la coke, une fraternelle étreinte pour trop d’extasy?

Vivre à Berlin. Comprendre qu’ici, comme ailleurs, il y a de tout. Sortir de sa cage et éteindre le projecteur. Observer les gens vivre. Faire la part des choses. Se libérer de la Reine des Neiges, déposer les verres, ôter les lunettes et voir de ses propres yeux.

Cesser de guetter la pupille dilatée, de tirer de grands traits sur les traces encore fraîches du bar.

Tenter d’écrire la drogue à Berlin. Parler de ce qui est, non de ce que l’on a cru voir. Écrire son émotion, non un nouveau pamphlet.

Et l’hiver venu, fourrer son sac de gingembre et mouchoirs…

 

 

Red Open Air Photo: Jonas Steckel
Red Open Air
Photo: Jonas Steckel

 


Méandres de moi (le mémorial de la Shoah)

Étendue grise, dans la longueur.

Comme une mare, un lac, une flaque. Plane, opaque, dans laquelle on ne se reflète pas.

Dans le mouvement du jour, de la vie, de la foule, pas pressé, pressant, passant, café, attaché, cas stressant, on ne le remarque pas, on passe à côté comme s’il n’existait pas. En voiture, à vélo, sans les touristes. Rien. Un détail dans la ville.

Mais là, aujourd’hui, devant soi.

Un pas.

On y pénètre.

Tout d’abord tout va bien. On ne s’y enfonce que peu.

Les pierres ont taille humaine, naines, même. Sympathiques et attentives, elles nous dirigent, nous tracent le chemin. Tout droit mon grand, ou si t’as envie, pique à gauche, tu verras ça fait labyrinthe.

On s’amuse à tracer la courbe, ou plutôt le méandre. On aurait presque envie de jouer à cache-cache. T’es qui toi t’es qui là… et les rires pointus fusent.

Mais bientôt le soleil disparaît. Les colonnes sont là. Forêt. Pins. De pierre.

Quel monde?

Avancer dans les nuages, dans les ténèbres, dans l’entre-deux. Qui sont ces voix?

Où sont ceux qui il y a un instant me précédaient?

Je suis seule. J’entends, près de moi, invisibles et présentes, des clameurs. Sont-ce là les souvenirs? Les plaintes? Les âmes?

La rumeur de la ville s’est tue, faisant place au silence des entrailles de la terre. Entrailles de pierre. Grises. Pétrifiées. Les âmes des prisonniers, les âmes des torturés, les âmes des sacrifiés.

Je pleure, j’ai envie de pleurer. Mais j’avance. Je marche.

J’aperçois mon amie, mon phare. Elle est là. Encore. Comme moi silencieuse. Comme moi émue.

La nuit s’est tue. Pénétrante. Nous ne pouvons plus rire, ou jouer, comme les enfants que pourtant l’on entend.

Pfuit, il en passe un devant moi, pour disparaître aussitôt.

Impression, illusion, projection? Revenant? Désiré?

Une boule au ventre. Un poids au cœur. Nous avançons, côte à côte et pourtant séparées. Nous apercevant par bribes, par éclats, par éclairs.

Il nous faut remonter.

Comme il y a longtemps, dans le ventre de la forêt mexicaine, comme il y a longtemps, quand l’orage arrivait, comme il y a longtemps, nous détacher, nous séparer de ce cactus qui de ses palmes nous protégeaient. Comme il y a longtemps, remonter, écouter l’alarme du ventre, comme il y a longtemps, retourner à la lumière, écouter le cœur battant, l’avertissement d’un autre temps.

Nous remontons. D’un pas pressé, d’un pas haletant. Remontons.

A la lumière de la nuit, à l’électricité de la vie.

Nous remontons. Nous en sommes sorties. Et avec nous, toutes ces âmes, toutes ces voix, tous ces émois, ces émotions, ces sentiments qui appartiennent à d’autres, avec nous partagés. Avec nous ces êtres, ces histoires, ces souvenirs. Avec nous ces vies, ces amours. Ces séparations.

Nous nous regardons. Nous sourions.

Devant nous, il est là.

Le mémorial de la Shoah.

 

holocaust-gedenkstaette-berlin
memorial holocauste berlin shoah