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Je sers (à quelque chose?)

Berlin. Freelance. Oui. On sait tout ça.
Berlin, Freelance, pas d’argent, et toute seule dans l’ salon.
Marre de la solitude, du clavier sous les doigts. Marre du français, de l’anglais, envie de parler allemand Gott sei krank !

Alors : on passe voir les amis, les anciens, les de toujours. Les qui furent mon chez moi, mes murs durant les premiers jours, ceux où je n’habitais pas là, ceux où je venais en passagère clandestine, échappée belle en talons, attaché case planqué aux toilettes, paillettes prêtes au fond du sac dans l’avion : Berlin les mecs! c’est moi! j’arrive! et je sais toujours pas où je dors!

On va voir les anciens, donc, et on leur demande :

– Dites moi les gars, vous avez toujours besoin de quelqu’un pour venir renforcer vos troupes ?
– Ah oui, ah oui, ce serait pas de refus. Tu pourrais faire les shifts tranquilles, ceux où y a pas trop de monde.
– Adjugé vendu, t’as vu.

Premier jour, premier shift, première après-midi.
Il pleut.

– Amélie t’as pas besoin de venir, il va y avoir personne.
– Nan, si, si, comme ça je me familiarise. Après avoir été si souvent devant ou sur le bar, il faut que je m’habitue à être derrière !
– Comme tu veux. Viens, alors, je t’attends.

Une demi-heure.
Une demi-heure pour me former à mixer des cocktails, piler la glace, couper la menthe, sortir le fût, le remplacer, et surtout… surtout… faire le café.

Le café.
Horreur du fin fond des grottes.
Breuvage que jamais je ne bois, odeur qui enchante mais ne me sied pas. Le café. La mousse. Les petits cœurs. Moi ? Vous vous foutez d’ma gueule ? Moi et mon adresse de panda ankylosé ?

Devant lui, je fais celle qui sait, celle qui comprend tout. So und dann so… allet klar ! Ja, ja, überhaupt kein Problem.

Moi qui n’ai servi que des cocktails tout prêts concoctés avec la rapidité de l’éclair dans de grands saladiers dans lesquels trempaient mes manches moyenâgeuses d’elfe de la forêt ? Moi qui pour aider mes amis mes aimés lors des soirées trop arrosées passait derrière le bar et oubliait d’encaisser ? Moi ? Seule ? Sobre ? Et responsable ?

On est lundi, il pleut, il n’y a personne. Le jardin est désespérément vide, et j’écoute la musique que je veux. C’est joli, les petites lumières dans les arbres. Je m’entraîne à prendre le coup de main. Pas si compliqué finalement. Un, deux, vingt-cinq cafés. Juste pour m’entraîner. Heureusement qu’il n’y a personne. Toute ce bon café moulu, balancé. Nt nt nt. C’est vraiment juste pour devenir une professionnelle.

La journée se passe, ne viennent que quelques clients. Pas exigeants, ils boivent des Fritz Cola, des Apfelschörle. De tout repos, de tout repos ma petite dame ! Je m’ennuierais presque.
21 heures – le pied. Même pas eu à faire de café ! Je vais pouvoir la nettoyer, la machine. Rodrigue, as-tu du cœur ? A moi, comte, deux mots ! Tu ne résistes guère ? J’te débranche aussitôt !

Ah non, ah non, pas encore, car viennent d’entrer dans le bar deux trentenaires allemands.
Je me sens dans mon élément, leur sourit, me montre gentille :

-Was darf es sein ?
– Zwei vodka shots und zwei espresso bitte.

Je me sens pâlir. Déglutis. Veux garder mon calme. Bafouille. Sens, bon sang, sens combien je suis pâle.

– Zwei espresso ?
– Ja…
– Ja ja ok, ja, kein Problem.

Mon accent français est revenu au galop sous le coup de l’émotion. Je repasse derrière le bar. J’ai très chaud. Allez ! C’est pas si sorcier ! J’me suis entraînée toute l’après-midi. Je reprends confiance, attrape mon outil, le passe sous la machine à moudre le café. Vibration de la mouture, éjection de la poudre dans le réceptacle. Bien rempli. Que je tasse, comme on m’a montré. Okay. Maintenant, hop! dans la machine! Espresso, donc bouton de gauche. Okay. Je mets qu’une tasse, on va pas tenter trop fort.

Le café ne sort pas, il goutte, quelque chose ne va pas. Tout semble bloqué. J’attends. Mmmh. Ca n’a pas marché.
C’est pas grave. On recommence, l’air de rien. Peut-être que je m’en suis fait un de café, avant de faire le leur, après tout pourquoi pas, on est à Berlin, non, c’est relax ? Alors !

Je vide le café détrempé, me sers du pinceau pour bien tout nettoyer, recommence l’opération.
Mouture, éjection, remplissage, tassage. Bam. Ajustons, attention, appuyons sur le bouton. Cette fois j’en ai essayé deux d’un coup, histoire de pas perdre de temps.

Le café force, la machine vibre, quelque chose ne va pas, pan ! ça m’éclate au visage ! Le café chaud vient me gicler dans les yeux, les cheveux, sur les joues.
Mon Dieu ! Et les deux types qui sont juste là, accoudés au comptoir !
Ça sent le café dans tout le bar, on n’entend que la machine qui couvre même mon électro world music à base de tam tam, que faire que faire, c’est vraiment trop la honte, que faire ?

Bon ! Jouer les pros, tout va bien, on va leur apporter leurs vodkas déjà.

Je m’approche, les vodkas glacées dans les petits verres que je peine à tenir tant ils sont froids.
Le café encore sur le front et les joues, son odeur qui me suit partout, je tente mon plus beau sourire :

– Der Kaffee kommt gleich !

Il m’aura fallu dix tentatives pour réussir deux tasses à peu près présentables.

– Es tut mir Leid, die Maschine hat ein Problem.
– Echt ?
– Oder vielliecht bin ich es… Wer weisst ?

Honteuse, brûlée, empestant le moulu, je m’empresse de cacher l’état du désastre, de recouvrir dans la poubelle tout ce grain trempé, déversé, par du papier froissé, des allumettes usées, tout, quoi, pour qu’on ne devine pas.

J’apprendrai plus tard que la machine à moudre avait effectivement un problème, et qu’elle dosait trois fois trop trop fort. Il fallait arrêter le carnage avant la fin. Mais ça, personne ne me l’avait dit.

– Waren die Kaffee okay ?
– Oh, ein bisschen angebrannt, aber allet jut.

Depuis, j’ai fait la coupe du monde, les soirées jusqu’à 4h du mat, depuis je sers le cappuccino comme les autres, sans cœur et sans reproches, et j’ai amélioré mon « Was darf es sein ? »

Depuis, peut-être un peu, sers-je à quelque chose…

 

Café!

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Auteur·e

etageres