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Les ballons de la grenouille

– Je ne comprends pas comment laisser comme ça des gens sortir de ma vie.

Elle réfléchit.

– J’y arrive pas, en fait.

Elle me raconte: l’autre jour, trop bu, dans la rue. Les brumes de l’alcool, les vagues de chaleur sous les lampes des marchés de Noël, le Glühwein qui réchauffe encore la paume de la main, les reflets rouges et dorés qui s’entremêlent, bonheur et beauté du flou.
Elle sort son portable, et lui écrit : « Tu me manques, tu me manques beaucoup. »

Mais est-ce bien vrai ?

Ivre, nostalgique, esseulée, elle déclare, avoue, transmet. Envoie. Rougit. Et se tourne vers son mari. Prend son bras et part avec lui, quitte le marché de Noël.

– J’ai même pas eu de réponse.
– Tu en attendais une ?
– Je sais pas…

Elle réfléchit. Et revient à sa première question, à cette interrogation vive, qui semble ne plus la quitter :

– Comment on fait pour laisser les gens sortir de sa vie ? Comment ? Je suis mariée, je suis heureuse, je suis amoureuse, j’aime mon mari, et avec un coup dans le nez, j’envoie des messages auxquels je ne crois pas vraiment? Comme à un ex ? Pourquoi? C’est quoi le truc ?
– C’était ton amie…
– Oui, mais…
– C’était ton amie, c’est dur de la laisser disparaître…

Et je suis comme elle.
Incapable de laisser partir les gens, incapable de se dire que ce n’est pas que pour un instant. Incapable d’accepter que peut-être jamais plus.

Et pourtant… il faut grandir…

Je lui raconte.

L’année dernière, dans ce même bar, une même fête. Les amis, de partout, arrivés en grappes, en essaims, heureux, ensemble.
Une grenouille comme mascotte.
Avec ses yeux trop ronds, sa peau verte fluo irisée de paillettes, et le ressort propice auquel elle pendait, elle faisait bien l’affaire.
Elle avait voyagé, en tournée, au Fusion, dans de nombreux camions. La grenouille de la fête. Volée de la maison.

Nous la pendons au-dessus de la table des DJs. Bringuebalante, elle nous regarde danser. Elle danse aussi, au rythme des passants venus se pendre à son ressort, pour mieux la faire rebondir en rythme.

Entre alors mon amie, la petite, la jolie brune, celle que j’ai perdue.
Entre, avec, comme toujours, trop de cadeaux. Un gâteau, une boîte enrubannée, et un lot de ballons de couleurs.
Je l’embrasse chaleureusement, et accroche ses ballons au ressort de la grenouille, d’autant plus aérienne.

Touche de couleurs, de rouge, d’orange, contre le vert. Bordel de bonheur et carnaval de confettis.

Mais mon amie doit repartir, prendre le S-Bahn, jusqu’à loin. Je m’inquiète pour elle. Elle ne s’en fait pas. Me rassure et repart.

Au petit matin, de retour chez moi, j’accroche la grenouille et ses ballons au-dessus de mon bureau.

Des semaines, des mois passent. Les ballons ne dégonflent pas. Je prends la grenouille en photo, l’envoie à la petite brune, la jolie, mon amie.
« Regarde. Ils sont toujours là. » Elle n’en revient pas. Se réjouit.

Puis la guerre arrive, dans son pays, celui où j’étais allée la retrouver.

Celui où j’avais fait du café, par un petit matin, qui avait explosé partout dans la cuisine, sur les bibelots, les souvenirs, trop nombreux, trop kitsch, disposés sur tous les murs.
Le café sur le papier peint, comme autant de marques de ma présence, comme autant de signes de mon passage par là, moi qui n’en bois pas.
Le café dans cette pièce de vie, qu’elle refusa de me voir nettoyer, qu’elle ne me laissa pas repeindre.

La guerre dans son pays.
J’ai peur pour elle, je me réveille la nuit pour lire chaque dépêche qui tombe. Nous correspondons toutes les heures.
Elle me rassure. Elle est brave. Elle va s’occuper des blessés.
Au-dessus de mon bureau, la grenouille veille.

Puis un jour, elle disparaît. De ma vie. Déterminée.

Bien vivante, bien saine, bien sauve, elle a quitté son pays, est revenue à Berlin, étudie, mais m’a rayée de sa vie. Sans mots. Sans explication. A cause du conflit. Peut-être. Du conflit de son pays.

Qui saura jamais ? Qui saura ?

Je lui écris, sobre ou ivre, chez moi ou dans la rue. Essaie de comprendre.

Qui sait ? Qui saura ?

Elle ne répond pas.

J’accepte. J’essaie d’accepter.

Ce jour-là, six mois après la fête, les ballons de la grenouille ont commencé à dégonfler. Lentement. Tout lentement, jusqu’à ressembler à des fleurs fanées.

C’est ce que j’explique à mon amie, la grande et belle brune, dans le bar, ce soir. Les ballons sont fanés, et j’ai dû l’accepter. Il faut savoir laisser partir. Quand c’est l’autre qui le désire.
Laisser partir et veiller, de loin, en son cœur et sur eux, leur souhaiter d’être heureux, reconnaître la différence, accepter la distance, et reprendre son chemin.

Pas dans ma nature, ni dans la sienne.

Mais que veux-tu…
Que veux-tu, mon amie…

On grandit…

 

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Auteur·e

etageres