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Espace temps

Elle est dans un bar.
Elle fume.
Elle a 16 ans.

Je suis dans la rue contre un mur.

Elle entend pour la première fois ce remix du morceau d’American Beauty, air aérien, voix de femme, mélodie du piano.
Elle se demande où je suis. Pourquoi je ne l’appelle pas.
Elle fait des ronds de fumée avec l’homme que j’aimais, en début d’année, il y a une éternité.

Je marche sur les pavés, nous approchons de la rivière.
Il y a un interstice.
Nous y pénétrons.
Une barrière.
Nous la franchissons.
Il m’embrasse trop goulûment, me fait presque mal. Tout tourne autour de moi de tant d’envie, de tant de chair. Je ne le désire pas, je l’admire. Il me fascine, me subjugue. Emportée. Par les mots, les idées. Bousculée par le désir, le flot de l’eau de la rivière.

Elle range son paquet de cigarettes, se lève de la table.
Elle va rentrer.

Il me raconte : une quatrième, une autre. Ivre morte, sur le brancard des pompiers, emmenée hors de la soirée sous les girophares. Qui le voit et lui dit, devant tous, seuls mots pouvant être prononcés : « I love you I love you I love you. »

Et moi aussi ?
Et l’autre, la vraie, celle qui l’attend, celle que je connais mal.
Ses belles lèvres, son rire franc, ses cheveux soyeux. C’est vrai… j’avais entendu qu’ils s’aimaient. Jamais n’aurais cru… Je ne le connais pas… Je l’aime… Il la trompe avec moi.

Dans une tour d’un coin sombre de la rue, il me soulève, me hisse contre la pierre. Ses gestes sont trop brusques et je tombe en arrière, de tout mon long, raclant ma tête à la roche claire.
Je garderai longtemps une énorme blessure, cachée par mes cheveux collés de sang séché.

Espace temps.

J’entends cette version aérienne remixée du morceau original d’American Beauty.
Je me retiens de ne pas pleurer. Je fais appel à toute ma force, à toute ma dignité pour continuer au téléphone cette conversation insensée.

Elle ne l’aime pas, non, ne l’a jamais aimé. C’était juste un jeu. Les mercredi, les vendredi, avant que je n’arrive. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… elle ne sait plus. Elle parle un français haché, violent, vulgaire.
Autour de moi la foule se presse aux croisements. Boulevard Saint Michel. Boulevard Saint Germain. La fac. Les gens. Les passants.

Et moi, là, luttant contre la marée.

Il viendra tout à l’heure, celui que j’aimais, que je croyais aimer. Celui que je protégeais, dont je me croyais protégée.
Il viendra m’expliquer, me raconter, pourquoi, comment il m’a trompée.

Je tente de rire, de faire belle figure.
Et j’aperçois dans la foule, ce visage, ce doux visage que j’avais oublié. Elle. Celle que j’avais blessée.
J’aperçois ce visage vieilli, changé, ombre de notre enfance, de notre adolescence. Souvenir d’un autre pays, d’une autre vie.
Celle qu’avec moi il avait trompée.

 

Red Beauty

American Dream

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Auteur·e

etageres