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De la patience, ou: les joies de la cinquième métatarse

C’était sur Smack my Bitch up… ou sur du hip-hop, je ne sais plus.

Un nouveau petit saut, en rythme, et bam! me voilà par terre, étalée de tout mon long sur le parquet.
Je vois des dizaines de têtes penchées sur moi. J’ai envie de leur dire de ne pas s’arrêter, de continuer à danser, que ce n’est rien, mais une douleur fulgurante me monte à la tête, et je sens mes forces m’abandonner pour céder la place aux brillantes petites étoiles qui si souvent viennent me rendre visite, selon un rituel bien connu, une mise en glamour pailletée de l’évanouissement.

– T’as besoin de quelque chose?
– Jus de pomme!

Jus de pomme – la boisson qui contient le plus de sucre immédiat, et permet d’éviter de tourner de l’œil. C’est ce que m’avait expliqué un type de la Croix Rouge après que je sois tombée de ma chaise, en plein cours d’allemand, inanimée, pantin mou, baleine sur le sol de la classe interdite.

C’est ainsi que je me fracturai d’un coup d’un seul la cinquième métatarse, os auparavant inconnu au bataillon, qui occupe désormais le plus clair de mes pensées funestes.
Un mois d’immobilisation au moins, dans une botte du plus charmant effet robotique.

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Au bout de ma jambe vit désormais cet étranger, chose à scratch animée d’une vie propre, qui me susurre dans mon sommeil:
« I am your father ».

Huit semaines d’inactivité: adieu salsa, tango, chachacha, merengue… Condamnée à passer la moitié de l’été, de vivre les jours les plus longs de l’année (d’une importance sans égal, pour qui habite dans les régions du Nord de l’Europe et connaît un hiver où la nuit commence à 4h de l’après-midi…) enfermée, à la maison, avec petits sauts graciles en béquilles canapé – toilettes, toilettes-canapé.

Sympa!

Je tenais donc par la présente à remercier mon pays, la France, la Grande Nation, pour sa manière d’aider les blessés légers, mais surtout les invalides, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes ou les parents poussant poussette: j’ai en effet eu le plaisir de recourir à la SNCF au moment où les grèves (devenues un état normal, par chez nous) faisaient comme à leur habitude rage – aussi bien dans le ciel que sur terre – et que débordait la colère des Dieux par chaque rivière, ruisseau et autre fleuve, achevant de bloquer et de rendre impraticable la moindre route.

Nous eûmes donc la joie de devoir changer trois fois d’itinéraire en l’espace de quelques heures, pour couvrir une distance de 141 kilomètres. Lorsqu’enfin arrivés à la gare, je tentai tant bien que mal de me tenir debout sur mes béquilles pour faire la queue, et dans l’espoir de me faire rembourser les billets des trains qui avaient été supprimés au dernier moment, et pour essayer d’obtenir l’information qui me permettrait de dégoter l’unique fauteuil roulant de la gare, j’attendis vingt minutes sans que personne ne vienne me demander si je pouvais avoir besoin de quoi que ce soit, moi dont la patte folle s’empourprait à vue d’œil (l’immobilisation du pied entraîne de réels risques de phlébite, et la posture verticale de plus de quelques minutes est sérieusement déconseillée) et dont l’équilibre précaire menaçait de faire chuter les personnes devant et derrière moi, façon domino.

 

Dominoes falling

Au moment où le jeune homme qui me précédait allait enfin être appelé au guichet, je réalisai que clignotait en rouge sur le panneau lumineux au-dessus de la tête du guichetier, un compte à rebours qui annonçait la fermeture imminente du service, et pour cause… vous l’aurez deviné : notre mouvement de grève préféré !

grève SNCF

Le sang qui s’accumulait dans mon pied me remonta à la tête et, oubliant le remboursement de nos billets, j’invectivai l’employé qui frétillait déjà à l’idée de quitter son poste dans la demi-minute suivante, pour lui demander où trouver un fauteuil roulant.

— « Ah bah faut vous adresser aux services d’accueil, hein. »

Super. Merci mon pote.

Je me rends donc en clopinant vers la vitre « Accueil » à l’autre bout de la gare, et m’assieds d’autorité dans l’unique chaise roulante parquée dans un coin. Je tente de me faire entendre de l’employée derrière la vitre, qui m’aperçoit à peine, raccourcie que je suis sur mon séant: « Excusez-moi! Excusez-moi! Oui, c’est moi, là, oui, qui vous parle. (désignant le fauteuil) J’ai un pied cassé, je peux l’utiliser? » « Ah oui oui. Vous avez un train? » « Non, je suis venue vous préparer un bortsch. Oui, dans dix minutes, sur le quai opposé. » « Ah bah attendez, je vais vous emmener. »

Sur ces paroles aimables, la jeune femme se rassied, et se met à fixer avec intensité un point au loin, au-dessus de ma tête. Sans plus mot dire.

Je regarde mon ami, qui partage mon incrédulité. Que faire? Patienter? Ou lui faire remarquer que c’est maintenant, cocotte, qu’il faudrait y aller?
Énervé par les mésaventures déjà accumulées, mon ami prend les devants, me pousse, et nous nous rendons de nous-mêmes sur le quai. Assez perdu de temps à attendre que la SNCF veuille bien s’occuper de ses passagers.

Une fois arrivés à Lyon, la gare grouille de monde, et l’unique ascenseur de la gare est en panne. La foule, accaparée par le pouvoir magnétique de ses smartphones, ne remarque pas la grande perche désarticulée qui tente tant bien que mal de descendre une à une les marches mouillées sans se faire bousculer, à l’aide de ses béquilles dont déjà l’un des pieds s’esquinte (elles aussi?), dévoilant la partie métallique sous le caoutchouc adhésif en lambeaux – promesses de glissements à l’aéroport à venir.

L’aéroport, oui. Où nous arrivâmes un peu tard (après avoir tenté de trouver comment nous passer du périphérique, dont l’accès restait inexorablement fermé, au profit d’une déviation qui nous fit faire trois fois le tour de la ville), et où l’on nous expliqua que non, nous ne pouvions prendre ainsi les fauteuils roulants disposés dans le hall d’entrée sans personnel accompagnant.

— Mais c’est moi, l’accompagnant, s’écriait mon ami.
— Non, non, désolée, il faudrait que vous retourniez à l’accueil, et que vous demandiez à vous faire escorter.
— Mais notre avion part dans quarante-cinq minutes! on ne peut pas retourner à l’accueil.
— Désolée, c’est ainsi, s’il vous arrivait quelque chose, vous ne seriez pas couverte par l’assurance…
— Mais c’est sans le fauteuil qu’il va m’arriver quelque chose!
— Désolée, c’est comme ça.

« C’est comme ça. »

Il ne nous restait donc plus qu’à recourir à la fameuse technique du taxi péruvien, à savoir grimper, avec la grâce d’une moule apoplexique, sur le dos de mon pauvre compagnon, béquilles à la main, et m’accrocher à lui de toutes mes forces, tandis qu’il sprintait comme un malheureux à travers tout le terminal.

 

piggy back

 

Lui, dégoulinant de sueur, moi, les bras ankylosés par les crampes, nous parvînmes cependant à arriver juste à temps pour l’embarquement, notamment grâce à la trouvaille que nous fîmes, dans les derniers mètres qui nous séparaient de la gate: de petites poussettes mises à la disposition des parents, dans l’une desquelles je parvins tant bien que mal à coincer mes hanches.

Le fauteuil roulant, en France et dans les aéroports, est donc interdit sans surveillance, mais se faire trimballer à toute allure en équilibre sur une fesse, à grand renforts de coup de béquilles et d’injures bosniaques pour se faire céder le passage sans heurter le pied blessé maintenu raide et tendu, pour ne pas qu’il touche le sol, dans une poussette pour enfants, ça, c’est autorisé!

 

open this fucking pit up

Aujourd’hui, je suis de retour chez moi, dans mon appartement plat – merci, Buddha – et avec ascenseur.

De mon balcon où je regarde passer l’été, j’entends les rumeurs de la Fête de la Musique, les beats des open airs qui se préparent, je reçois les messages de mes amis qui se donnent rendez-vous pour aller danser sans moi, les pieds dans le sable, et célébrer ces jours divins où le soleil se couche après 22 heures…
J’entends les oiseaux, la clameur, et regarde mon pied changer de couleur.

 

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Pas avant deux mois, donc.

 

 

 

 

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Auteur·e

etageres