Amalka

« Fuocoammare » de Gianfranco Rosi

Parmi les films visionnés jusqu’à présent au sein de la compétition officielle, l’un sort déjà du lot, et par son genre, et par la thématique qu’il choisit d’aborder : dans son documentaire Fuocoammare, Gianfranco Rosi traite de la question des migrants qui  tentent de traverser la Méditerranée.

Un jeune garçon s’affaire avec un couteau de cuisine à couper un morceau d’une branche de pin, le plus résistant des arbres pour se fabriquer un lance-pierre. Autour de lui, la côte sauvage, les cactus, les roches de granit, et le proche rugissement des vagues. Lampedusa. La Méditerranée.

Au loin, dans l’obscurité bleue de la nuit sur laquelle se lève un nouveau jour, des antennes radar tournent sur elles-mêmes et captent une voix désespérée, perdue: « We are 250 people. In the name of God. Please, help us. »

Croiser des destins et des instants de vie, les placer en parallèle, pour en tirer un sens nouveau, profond, une nouvelle symbolique, une nouvelle dimension.

Samuele Puccilo dans "Fuocoammare" de Gianfranco Rosi
Samuele Puccilo dans « Fuocoammare » de Gianfranco Rosi

 

C’est ce que fait admirablement le réalisateur Gianfranco Rosi dans son documentaire Fuocoammare, dans lequel il nous donne à voir et à suivre plusieurs destinées.

Il y a le jeune Samuele Pucillo tout d’abord, fils de pêcheur, qui connaît son île par coeur, y chasse les oiseaux la nuit, et joue sans cesse à la guerre : contre le ciel, avec une arme imaginaire, ou contre les cactus, sur lesquels il sculpte au préalable et avec application, des visages humains, pour plus de réalisme.

Il y a l’animateur de radio locale, qui annonce les nouvelles quotidiennes, dresse le bilan des naufrages, et reçoit les requêtes des femmes restées au foyer qui désirent, par leur programmation musicale, réchauffer le coeur de leurs pêcheurs, qu’ils soient partis en mer ou non.

« Fuocoammare », qui donne son titre au film, est l’une de ces chansons, qui désigne ce moment où, les jours d’orage, la mer prend la couleur du sang, comme si elle était devenue de feu, et que les hommes sont alors condamnés à rester au port.

Il y a le médecin, Pietro Bartolo, rencontré par le réalisateur lors de son arrivée sur l’île, alors qu’il souffrait d’une mauvaise bronchite, qui partage avec nous ses souvenirs, son expérience. Sur son ordinateur, des photos, emmagasinées depuis 1991, année où les migrants ont commencé à arriver.

D’un côté les habitants de l’île, et de l’autre, les demandeurs d’asile. Des hommes et femmes entassés sur des navigations de fortune, en plein soleil du sud, aux large des côtes ; des corps déshydratés, à l’article de la mort, gisant aux pieds des secouristes en masques et combinaisons blanches ; des femmes que l’on vient de sauver de la noyade, pour leur apprendre la mort des leurs.

Plus tard, dans l’un des camps de réfugiés, on improvisera un match de foot, entre nations décimées par la guerre. Plus tard, Samuele, qui doit remédier à son amblyiopie, trouvera refuge auprès d’un grand arbre, pour venir essayer pour la première fois et loin des regards, ce nouveau cache-oeil qui le fait ressembler à un pirate.

Plus tard, la famille réunie se régalera d’un plat de spaghetti ai fruti di mare, concocté par la grand-mère. Plus tard, les Nigerians entameront un chant, pour clamer leur histoire, tandis que l’or des couvertures de survie brillera dans la nuit.

Dans une réalisation très sobre, avec de longs plans fixes, un montage intelligent qui fait alterner respirations et scènes poignantes, humour, légèreté, et terrible réalité, Rosi traite de ce sujet nécessaire et délicat avec profondeur et justesse. Dans chaque scène, différentes strates de sens et d’interprétation, de symboles et de signification.

Le film, qui fut longuement applaudi par la critique lors de la séance presse, illustre parfaitement la devise de l’édition 2016 du festival, comme annoncée par son directeur Dieter Kosslick : « Le droit au bonheur et à la chance ».

Fuocoammare, notre premier coup de coeur de cette Berlinale 2016, devrait aisément trouver sa place dans le palmarès à venir, et permettre, comme le souhaite son réalisateur et ses protagonistes, de sensibiliser ceux pour lesquels il serait possible de faire davantage qu’un film, afin de remédier à la tragédie qui se déroule sous nos yeux.


« Hail, Caesar », des frères Coen

C’est par le film des frères Coen – présenté hors compétition – qu’a démarré hier le programme des réjouissances de cette 66ème édition de la Berlinale. Une comédie rythmée, pleine d’humour et de clins d’oeil, avec, comme d’habitude, une écriture très fine, une réalisation parfaitement huilée, et une savoureuse brochette de grands acteurs.

Les lumières baissent, avant de s’éteindre complètement. Devant nous apparaît le logo animé et ses multiples ours d’or, tandis que se fait entendre la petite mélodie qui, on s’en rend compte à présent, nous avait bien manqué depuis l’an dernier.

Nous voilà à présent de nouveau installés dans les confortables sièges rouges des salles de la Potsdamer Platz. Plongés dans l’obscurité, une masse de journalistes avides de découvrir en avant-première internationale le film qui ouvrira le bal de la 66ème Berlinale : Avé, César !, des frères Coen.

Quelle entrée en matière !

 

Scarlett Johansson | Universal Pictures
Scarlett Johansson | Universal Pictures

Un film enlevé, coloré, d’une gaieté folle, qui nous plonge au cœur des coulisses de l’Hollywood du début des années cinquante, sur les pas d’Eddie Mannix (Josh Brolin), ce fixer chargé de régler chacun des problèmes relatifs à la multitude de films en tournage dans l’un des célébrissimes studios de Los Angeles.

Il y a l’enfant illégitime à naître de la star du ballet nautique Anna DeeMoran (Scarlett Johansson, nouvelle Jessica Rabbit), l’exigence de Laurence Laurentz (Ralph Fiennes, tout en retenue britannique) face aux manières bovines du jeune premier Hobie Doyle (délicieux Alden Ehenreich), que l’on a fraîchement arraché aux westerns pour lui forger une nouvelle image d’intellectuel raffiné, ou encore Burt Gurney (incroyable Channing Tatum en marin danseur de claquettes) secrètement gagné par la cause communiste…

Channing Tatum | © Universal Pictures

Mais le pire est bien la disparition soudaine de la plus grande des stars, Baird Whitlock (Clooney, toujours excellent sous la direction des frères), alors qu’il tourne le péplum de l’année, celui sur lequel les studios ont misé des sommes colossales.

En tentant de le retrouver, Mannix (personnage inspiré du véritable chef de production des studios MGM) arpente les différents décors, passant de l’adaptation d’une pièce de Broadway à la comédie musicale, nous donnant ainsi à voir à la fois la magie et les inavouables secrets des films que la machine à rêves produisait durant son âge d’or.

Homme à tout faire, sa fidèle secrétaire à ses côtés, Mannix vérifie également les dailies dans la salle de projection pour une mise en abîme amusante, ou directement dans l’obscure salle de montage, où Frances McDormand, clope au bec et pied à la pédale, manie la pellicule et le ciseau.

Le plaisir qu’ont pris les acteurs et les réalisateurs à tourner leur film est contagieux, et, en bon public, on passe une heure et demie à rire, ravis de se promener ainsi d’un décor à l’autre, d’intrigue en problème, de clins d’oeil en allusions.

Depuis le figurant aux intentions douteuses, jusqu’à la journaliste avide de scoop (Tilda Swinton), en passant par la diva et le scénariste en quête de reconnaissance, nous nous laissons embarquer avec bonheur pour faire le tour de la question, guidés par la grande maîtrise des frères Coen et par leur tendre moquerie à l’égard de cet univers si particulier, à la fois caricatural et savoureux, sur fond d’intrigue prenante et rythmée, qui laisse s’exprimer tout le piquant de leur humour, et leur amour du septième art.


« The Revenant », d’ Alejandro González Iñárritu

Après le succès de « Birdman », le réalisateur mexicain Iñárritu revient en force dans la course aux statuettes avec douze nominations, dont celle de meilleur acteur pour Leonardo DiCaprio, qui n’a peut-être jamais autant mérité de recevoir l’Oscar.

Dans un jeu extrêmement physique de près de deux heures, Leonardo DiCaprio nous livre l’une de ses plus remarquables prestations, et parvient encore à nous surprendre. Acteur à la ressource aussi incroyable qu’inépuisable, il confirme sa capacité à incarner toutes les facettes de l’être humain.

Hugh Glass est un trappeur américain en expédition dans le Grand Nord, dont la connaissance du Montana et du Dakota du Sud est inégalée. Quand la troupe qu’il guide se fait attaquer par une horde d’Indiens, il bat en retraite, non sans avoir perdu plusieurs hommes.
Mais lorsque le danger ne vient pas de guerriers résolus à défendre les terres qu’on leur a dérobées, il se présente sous les traits d’un ours majestueux.
La gorge en lambeaux, le dos déchiqueté par ses puissantes griffes, Glass est à l’article de la mort lorsque ses compagnons le découvrent gisant sous la masse de fourrure, au fond d’un ravin.
Parvenir à rejoindre le Fort Kiowa avec ce blessé agonisant sur un brancard de fortune s’avère mission impossible, et les hommes doivent se décider à se séparer : un petit groupe se mettra en route, tandis que trois hommes demeureront auprès de Glass. Comme une prime importante est en jeu, Fitzgerald (Tom Hardy) se résout à rester, malgré son aversion pour Glass et pour son fils, né d’une mère Indienne Pawnee. Mais combien de temps tiendra-t-il ?

« The Revenant » est une histoire de vengeance : celle d’un homme laissé pour mort et désormais prêt à tout pour atteindre son but.
Tour à tour mourant ou tuant, rampant dans la neige ou emporté par les rapides d’une eau glacée, rendu aphone par la maladie ou hurlant tel le guerrier qu’il est, DiCaprio nous donne à vivre ce terrible périple dans le Grand Nord, à la recherche de celui dont il veut se venger.
Face à lui, Tom Hardy (nominé pour l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle), est parfait en Texan aguerri aux difficultés de la vie, prêt à sortir son épingle de tout jeu : il en a la gueule, l’accent, la détermination.
Si le film déçoit, ce n’est que sur un point : le choix de placer Glass dès les premières minutes dans une position de surhomme, capable de résister aux coups les plus durs et aux attaques les plus barbares. Cela a pour effet de rendre presque impossible toute tension dramatique. Si nous sommes frappés par le talent avec lequel Iñárritu met en scène son histoire, pousse son acteur aux limites, et saisit par l’image et le son la magnificence du décor qui l’entoure, nous regrettons le fait que l’histoire soit parfaitement prévisible.

 

The Revenant - Leonardo DiCaprio
Nous le lui pardonnerons tout de même, tant le reste est admirablement orchestré, et tant nous sommes saisis par le froid, l’horreur, et la beauté.
Autour des personnages, en clef de voûte, une nature majestueuse, tour à tour effrayante et sublime, dont Iñárritu capte l’essence et l’intimité : l’atmosphère sonore si particulière d’une forêt sur laquelle se met à tomber la neige, le rayonnement de cendres chaudes montant d’un feu contre la masse obscure des grands pins dans la nuit, le chant d’une rivière coulant entre deux blocs de glaces… Le Grand Nord est là, dans toute sa grandeur et sa souveraineté, et il vient à la fois compléter le duo des acteurs et apporter un nouveau sens au tout.
Dans cette splendeur magistrale et glacée, au milieu des plaines qui étendent leur blancheur majestueuse jusque dans les montagnes, dans les branches humides de mousse dont l’ombre chinoise se multiplie à l’infini, c’est bien l’homme, et l’homme seul, qui vient tacher la neige de rouge. C’est l’homme qui envahit le silence de ses cris, l’homme qui tue, qui brûle, et détruit.
Un film d’une beauté à couper le souffle pour traiter de vengeance, de folie humaine, de cruauté, de barbarie.

 

THE-REVENANT


« The Danish Girl » de Tom Hooper

Après l’indigeste “ Les Misérables”, Tom Hooper revient à Hollywood et dans la course aux Oscars avec “The Danish Girl”, adaptation à l’écran du combat véritable du premier transgenre de l’Histoire, l’artiste danois Einar Wegener.

Einar Wegener est un peintre danois qui vit à Copenhague avec son épouse, Gerda Gottlieb, artiste également.

Un jour, en retard dans ses commandes, Gerda demande à son mari d’enfiler une robe, des collants, et une paire de ballerines, et de prendre la pose, pour lui permettre de terminer une toile.

C’est la révélation: la douceur de l’étoffe, la manière qu’elle a de reposer sur la peau, de laisser paraître la blancheur crémeuse des bas et la finesse de la cheville… Einar comprend ce qui l’habite depuis toujours – il n’est pas homme, mais femme. Non plus Einar, mais Lili, Lili Elbe, cette mystérieuse créature qui va servir de modèle à Gerda, et l’inspirer pour quantité de portraits à venir.

De cette histoire véritable et hors du commun, David Ebershoff, auteur américain, tire un livre en 2001, intitulé “The Danish Girl”, que le britannique Tom Hoopper (“Le Discours d’un roi”) choisit d’adapter à l’écran, en confiant l’interprétation d’Einar-Lily à Eddie Redmayne (Stephen Hawking dans “The Theory of Everything”) et celle de Gerda à la star suédoise Alicia Vikander (“Ex Machina”, “Codename U.N.C.L.E.”).
Que se passe-t-il, au sein d’un couple, lorsqu’une telle révélation se produit? A quoi tient l’amour et quel est le ciment de l’union?

Ce que Gerda décide au départ de prendre comme un jeu – elle aide Lily à se travestir, vante la perfection de son trait d’eye-liner et va même jusqu’à l’accompagner dans les réceptions de la capitale en la présentant comme la cousine d’Einar – devient progressivement sa tragédie intime.

Doit-elle accepter, comprendre, se montrer altruiste et généreuse, et soutenir Lily coûte que coûte dans sa quête et dans son besoin? Mais qu’en est-il d’elle-même, Gerda, et quelle est sa place, face à cette autre femme qui habite la maison?

Un soir, en larmes, faible, épuisée, Gerda demande à Lily d’aller lui chercher son mari: elle a besoin de lui, elle veut le voir, a besoin de lui parler.
Mais Lily ne le peut pas. Le jeu n’en est plus un, une limite a été franchie. Einar est mort.

En choisissant de traiter du parcours de celle qui fut la première personne à subir une chirurgie de réattribution sexuelle, Tom Hooper se frotte à une thématique passionnante, mais très complexe, profonde, et tout sauf conventionnelle.

Or, la manière qu’il a d’évoquer cette tempête au sein du couple et dans la vie d’Einar-Lily ne touche pas vraiment au cœur, mais décrit des circonvolutions: on distrait en filmant les étoffes, en effleurant le drame sans vraiment le révéler dans toute sa violence. Hooper ne traite ni du scandale que la décision de Lily va provoquer dans cette société du début du siècle, ni de toute la cruauté des émotions éprouvées par Lily face à son épiphanie et aux terribles conséquences qu’elle entraîne, non plus que du bouleversement de la vie de Gerda, dans son amour et dans son rôle d’épouse et de femme.

Tom Hooper préfère se consacrer à travailler des plans d’une grande beauté, des mouvements de caméra fluides, et à révéler la magnificence des traits de ses acteurs: Alicia Vikander, lumineuse, ravissante, parfaitement juste, parvient à nous émouvoir malgré la fadeur des choix du réalisateur. Eddie Redmayne impressionne par l’androgynie de son visage et par son jeu, mais Hooper, qui semble avoir trouvé dans l’un de ses sourires – à la fois éclatant et réservé, solaire et timide – l’expression même de la Lily des portraits de Gerda, choisit de le faire minauder jusqu’à épuisement, jusqu’à nous agacer, et finir par nous éloigner du personnage de Lily.

La jolie mise en scène du réalisateur et ses parti pris tièdes auront donc permis à “The Danish Girl” de bien se placer dans la course aux Oscars (nominations pour le meilleur premier rôle masculin et le meilleur second rôle féminin, entre autres), et de confirmer l’académisme convenu de Hooper. Dommage!

 

The Danish Girl


Battambang ou Fitzcarraldo

Il était tôt.
Nous étions seuls.

Et pensions naïvement le rester.

Baignés dans la lumière du jour levant, dans une chaleur encore supportable, nous regardions les employés de la compagnie fluviale vaquer à leurs occupations, les vendeuses déballer leurs marchandises. Bientôt il y aurait du monde, des voyageurs, des touristes, bientôt il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, pour vanter les mérites d’un bracelet en plastique ou d’un Mickey en peluche défraichi.

Bientôt? Déjà! Car voilà que se faisait entendre l’affreux roulis de valises encombrantes, dont la coque métallisée scintillait sous le soleil ardent: ils arrivaient, en grappes, en essaim, venaient nous envahir, nous, lui et moi, qui avions pris nos aises sur les durs bancs de bois, trouvé la manière de caler sous notre tête le petit sac comportant nos guides et nos coussins, et sous nos pieds, en équilibre, les bouteilles d’eau, en prenant bien soin de ne les faire rouler sur le régime de banane acheté rapidement à un croisement de la ville.

Nous ne serions donc pas seuls.

Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge
Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge

 

Il nous fallait nous redresser, nous relever, nous rasseoir correctement, faire bonne figure, répondre à un « Hi » engageant, voire même à un « Where are you from? ».
Horreur du savoir-vivre, politesse abhorrée du voyageur contraint à l’entente forcée.

Nous nous forçâmes donc à arborer une expression neutre, à masquer la sourde envie de crier qui venait nous étreindre le cœur, et laissâmes à la vague incessante de touristes qui venait à présent emplir le bateau les places sur lesquelles nous nous prélassions quelques instants plus tôt.

« Qu’à cela ne tienne, me dis-je. Le voyage ne dure que sept heures, nous avons nos boules quiès, nos bouquins, nos bananes, personne ne viendra nous emmerder. »

Le petit bateau était à présent plein: des Italiens, des Allemands, un grand groupe de Belges arborant fièrement des T-shirts « ThefightoftheArdennes.be », tant et tant que les derniers arrivants qui soufflaient, déjà rouges, en grimpant sur le pont, étaient obligés de se poster sur le toit, à côté des bagages, sans protection aucune, en plein cagnard.

Il était à présent neuf heures et le soleil cambodgien tapait sec.

Bateau Siem Reap - Battambang
En route pour Battambang

 

J’avais résolu de ne croiser aucun regard, de n’offrir aucun sourire.
Nous n’étions là que dans un but précis: celui de se rendre de Siem Reap à Battambang, et de découvrir la vie sur l’eau, les habitations et marchés flottants qui peuplaient la rivière de Sangker.

Elle avait la réputation d’offrir un beau panorama sur la campagne alentour, ainsi qu’une manière économique d’observer de près la vie des autochtones dont l’existence s’organisait au fil de l’eau.

Boules quiès dans les oreilles, pour nous protéger du bruit pétaradant du vieux moteur qui devait propulser ce bateau surchargé, nous quittâmes Siem Reap, pour nous engager sur le lac de Tonlé Sap, à partir duquel nous rejoindrions la rivière.
Fatiguée par la soirée de la veille, j’avais des élans de panique, en sentant combien le bateau s’enfonçait dans l’eau, qui était là, tout près, léchant le bois et éclaboussant ma peau.

Nous étions à présent au beau milieu du large lac, et, prise par le sommeil, je peinais à ne pas m’assoupir, pour sursauter à la seconde suivante, ayant eu le temps de rêver que nous coulions, que la coque du bateau cédait, et que nous nous retrouvions happé par les remous, entraînés vers le fond du lac par le poids des bagages et la masse de corps enchevêtrés et hurlants.

A mon grand soulagement, nous rejoignîmes bientôt le cours étroit et sinueux de la rivière, et pûmes commencer à observer les habitations colorées et flottantes.

C’était à la fois beau, distrayant, et désagréable: on voyait bien que les habitants de ces petits villages sur l’eau étaient habitués aux touristes, lassés de voir ainsi défiler tous les jours ces drôles de Blancs vêtus de chapeaux de cowboy aux couleurs du drapeau du pays, prêts à dégainer Nikon D3200 et autres Iphone 6.

Les villages étaient bien organisés, réunissant église ou temple, salle polyvalente, école, marché, épicerie, tous accessibles par les petites barques motorisées que chacune des familles semblaient posséder.

 

Village flottant Sangker River Cambodge
Village flottant sur la Sangker River, Cambodge

 

Mais j’avais l’impression de venir violer l’intimité de ces gens, en passant ainsi au milieu de leurs demeures, devant leur marché, en regardant à travers les portes ouvertes à quoi ressemblait l’unique pièce dans laquelle ils vivaient, en saisissant d’un regard le contenu de leurs courses étalées dans la barque que nous venions de croiser.

Je ne prenais plus de photos depuis longtemps, me sentant gênée, dans un rapport irrespectueux et intrusif, mais continuais d’entendre derrière moi le cliquetis effréné des lourdes machines brandies par mes compagnons de voyage, et de sentir dans ma nuque leurs objectifs menaçants.

 

Pêcheurs - village flottant Cambodge
Pêcheurs – village flottant, Sangker River, Cambodge

 

Je m’imaginais déjà les séances diapo de retour à la maison, avec chips et cacahuètes, pour faire saliver les voisins restés bloqués en famille et à la maison durant la triste Noël.
En réalité, ils ne les regarderaient vraisemblablement jamais, ces photos.
Que fait-on, finalement, des heures de films accumulées, caméra tremblante brandie au bout d’un selfie stick, venus capturer une réalité dont on n’aura que faire, une fois repris par le tourbillon d’une vie faite de relike, retweet, et de marques d’intérêts pour des événements Facebook?

Les villages flottants laissèrent bientôt place à une misère qu’il était de plus en plus difficile de regarder: des familles à moitié vêtues, vivant dans des campements de fortune faits de bouts de bois et de bâches de plastique trouées, sur les berges boueuses, depuis lesquelles nous les voyions tour à tour pêcher le poisson à l’aide de morceaux de cordes et de clous, faire cuire leur repas sur de petits réchauds à gaz, déféquer dans la rivière, se laver la figure dans la rivière, boire l’eau de la rivière, laver les rares vêtements des enfants dans la rivière…
Ils semblaient manger, vivre, baiser et chier sur quelques mètres carrés.

Je sentais mes compagnons de route se faire peu à peu envahir par le même sentiment de gêne profonde que celui qui m’avait étreinte quelques minutes plus tôt, et baisser les uns après les autres leurs appareils à zoom surpuissants, pour les ranger, les cacher dans leurs sacs de marque.

Sur les rives, les enfants nous faisaient des signes, nous couraient après, venaient se jeter dans l’eau et danser, nus, en hurlant de rire. Pas encore irrités de voir ainsi chaque jour défiler des êtres venus de pays dans lesquels ils ne mettraient sans doute jamais les pieds.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Je n’avais plus peur de la noyade: le lit de la rivière nous apparaissait maintenant clairement comme très peu profond. En pleine saison sèche, on avait l’impression que les enfants les plus petits auraient pu la traverser sans se mouiller le torse.

Face à face de deux civilisations, de deux mondes.

Jusqu’à ce que notre bateau s’enlise.
Une fois. Deux fois. Trente fois.

Malgré les efforts des deux employés Khmers à bord, qui tentaient tant bien que mal de pousser le bateau à l’aide de leur maigre pagaie, de retaper au marteau l’hélice du moteur, déformée par les multiples heurts, il n’y avait rien à faire: le bateau peinait à parcourir trois mètres, et se retrouvait à nouveau coincé, au beau milieu de la rivière.

Mais nous avions le temps.
Il faisait beau, les enfants nous faisaient de grands signes de mains, les livres étaient prenants, le régime de bananes pas encore épuisé, et puis nous arriverions bien avant la nuit tombée. Non?

Passagère bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Passagère – bateau Siem Reap- Battambang, Cambodge

Pas forcément…
Car lorsque l’un des hommes présents vérifia sur son smartphone la distance couverte, nous nous aperçûmes que durant les cinq dernières heures, seuls quatre kilomètres avaient été parcourus, et qu’il nous en restait plus de vingt-cinq à faire avant d’arriver à bon port.

Or, nous étions sur le bateau depuis déjà huit heures au lieu des six/sept annoncées, la nuit allait bientôt tomber, et avec elle viendrait la soif, les moustiques, et l’insécurité de ne pas savoir où nous nous trouvions.

Doucement mais sûrement, la panique gagnait le bateau.

Les hommes tentèrent d’aller parler à l’employé khmer qui maniait la pagaie avec acharnement, le short et le T-shirt trempés d’avoir déjà dû tant de fois sauter dans la rivière pour tenter de réparer le moteur crachotant.
Mais celui-ci semblait avoir perdu toutes ses notions d’anglais, avec l’avancée du jour. Ses seules réponses se résumaient à un large sourire qui ne parvenait pas complètement à cacher une envie ferme de se tenir à l’écart de cette masse d’hommes et femmes rougis par le soleil, qui venaient de comprendre qu’ils auraient peut-être à passer la nuit sur ce radeau de malheur, au beau milieu de cette rivière et de son peuple inconnu.

Bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Employé khmer tentant tant bien que mal de sortir le bateau du bourbier.

Mûs par l’électricité ambiante, un petit groupe de voyageurs se sentit soudain pousser les ailes de superhéros: on vivait là une grande aventure, de celles que l’on peut raconter chez soi en revenant, pour laquelle on crée un groupe Facebook histoire de réunir toutes les photos et vidéos de l’événement, dont on pourra témoigner auprès des uns et des autres pour enfin mériter le surnom de vrai routard et de grand boucanier.

« Allez les gars, tous ensemble, il faut s’y mettre! » « Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
Effarée, je voyais sous mes yeux cette masse touristique s’agglutiner, se réunir, s’aligner au centre du bateau, et entreprendre de le faire tanguer, sous l’impulsion de leurs corps en frénésie, oscillant de gauche et de droite, en rythme et en mesure, pour tenter de le faire sortir de la vase dans laquelle il finissait toujours par s’enliser de nouveau.

« Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
La francophonie avait pris le dessus, emmenée par le large groupe d’hommes belges, par les quelques Québecois et ceux que l’on trouve partout, en tous temps, et en tous pays: les Français.

Après avoir un temps endossé le rôle de Héros de l’Humanitaire, en ayant envoyé depuis le toit du bateau aux enfants des berges la moitié du contenu de leurs sacs à dos (en vrac: T-shirts XXL ou leggings), voilà qu’ils subissaient sous nos yeux mi-amusés mi-effarés une nouvelle transformation: nous étions en plein Hollywood, il nous fallait sauver le monde de l’attaque de la nuit tombée, parvenir à redresser la barre pour s’assurer de faire rentrer à temps les femmes et les enfants d’abord. Gauche! Droite! Tous ensemble face à l’adversité!

Et tous les deux mètres, cela recommençait.
Enlisement, excitation, réunion, entreprise musclée de faire tanguer la surcharge, à grand renfort de cris gutturaux et de chansons gaillardes, jusqu’à parvenir à parcourir un demi-mètre, pour revenir s’embourber au suivant.

Autour de cette décharge d’énergie, les reporters dans l’âme s’agglutinaient déjà, ayant repris du maniement de l’Iphone, et déjà empressés de poster sur tout ce qui bouge le résumé de leur torride journée.
« We did it! #crazyboatride #extreme #adventure #MadeItSafe #alive #heroes #Cambodia »

Enfin, sur le pont du bateau s’étaient réunis ceux pour lesquels cet épisode fitzcarraldoïsant commençait à paraître plus angoissant que drôle, et qui commençaient à sérieusement redouter la pénurie d’eau à venir – j’étais des leurs.

Nous étions en effet plus de soixante-dix sur l’embarcation, et il devait nous rester en tout et pour tout l’équivalent de cinq litres d’eau.
Sachant qu’une bonne majorité de voyageurs avaient opté lors de l’après-midi pour une séance de bronzage intensif sur le toit plat du bateau, on pouvait se laisser à penser qu’une déshydratation pour le moins corsée se ferait tôt ou tard une joie de s’inviter à bord.

L’un des grands gaillards semblait trouver cette angoisse risible, et, du haut de son mépris pour les petits bourgeois que nous semblions former à ses yeux, me gratifia d’un: « Si tu voulais pas vivre d’aventures, fallait rester chez toi! »

Je me retournais, piquée – Môa? Pas aventurière?! – et voulus lui répondre, sèche et implacable, de façon à souligner avec adresse et sous-entendu limpide sa bêtise, tout en lui faisant comprendre, par mon seul ton à la fois ferme et assuré, que le voyage cela me connaissait et que mes préoccupations étaient parfaitement fondées. Cela lui ferait saisir alors, et sans que je doive m’abaisser à le lui expliquer clairement, que son avis sur notre petit groupe prouvait à quel point c’était bien lui, et lui seul, qui ne connaissait rien au voyage et à la vérité de l’aventure. (Tout cela, donc, il le saisirait grâce à la simple et divine fermeté de mon ton).

Mais au lieu du discours maîtrisé et articulé que j’avais prévu de lui servir, ce fut une vocifération des plus gutturales et sommaires qui se fit entendre des profondeurs de mon être:

« Je sais pas dans quelle langue il faut que je te le dise… ON N’A PAS D’EAU, PUTAIIIIINNNN!!! »

Sur ce, je tournais des talons pour rejoindre les seules personnes qui me paraissaient un tant soit peu censées à bord, bien contente de pouvoir cacher la surprise et le début de honte que je ressentais à m’être vue ainsi perdre totalement mon sang-froid.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Armés du Routard et du Lonely Planet, notre petite bande d’excités entreprîmes de téléphoner à l’Office du Tourisme de la ville de tous les espoirs – Battambang, le pays où l’on n’arrive jamais!, aux hôtels, et même aux différentes ambassades, pour tenter de trouver une solution.

Mais c’était un dimanche, les ambassades étaient fermées et sur répondeur, l’employé de l’Office du Tourisme n’avait plus de crédit à son portable et ne pouvait donc pas passer d’appel pour nous, les numéros d’urgence qu’il nous conseillait ne fonctionnaient pas, et les hôtels ne savaient pas quoi répondre à nos voix angoissées qui leur dépeignaient une situation catastrophique:
Esseulés au milieu d’une rivière inconnue, sans eau, sans vivres, entourés de champs sans doute criblés de mines, après des heures passées en plein soleil, avec des femmes, des enfants, des personnes âgées et des malades à bord, la nuit tombait, et personne ne voulait rien entendre. Il fallait nous aider, nous envoyer des secours, vite, vite, avant que l’obscurité ne vienne s’emparer de nous pauvres petits enfants riches!

Devant l’ostensible inefficacité de nos interlocuteurs, et face à l’échec répété des tentatives de nos héros musclés qui continuaient de s’acharner à babord et tribord, nous parvînmes finalement, aidés par l’obscurité qui devenait chaque minute plus menaçante, à trouver un terrain d’entente et à nous mettre tous d’accords sur la seule solution restante.

Le Seul, l’Unique qui pouvait à présent nous sortir de ce bourbier, c’était: le Dieu Dollar.

Brandissant nos billets de banque, nous entreprîmes alors d’arrêter les petites barques de pêcheurs qui filaient prestement le long de la rivière, légers qu’ils étaient, pour s’assurer de sauver les plus faibles de nos congénères d’abord: les femmes et les enfants, les malades, les seniors.

Criant, nous égosillant, agitant les liasses de billets de banque comme autant de promesses d’entente, nous parvînmes à arrêter ainsi plusieurs barques et à leur faire comprendre notre dessein.

« Battambang? »
« Battambang! »
« Battambaaaaang!! »

 

Battambang - Cambodge
Sauvés par les pêcheurs. Battambang, Cambodge.

 

Et c’est ainsi que nous fûmes repêchés par ce peuple de la rivière qui nous avait vu tour à tour:
– les mitrailler de nos appareils dernier cris comme s’ils étaient des attractions de foire,
– jouer les héros prêts à se décharger de la moitié de leurs effets en les lançant du haut du bateau dans un élan de générosité orgasmique;
– nous hurler dessus les uns les autres dans la tentative désespérée de trouver une entente pour nous sortir enfin du bourbier et pouvoir rejoindre nos confortables hôtels préalablement bookés;
– enfin gesticuler comme des acharnés armés de nos liasses de billets, nous qui un instant plus tôt les cachions au fond de nos porte-monnaies pour ne pas risquer de provoquer l’envie.

Plus tard, dans les rues de Battambang-La-Merveilleuse, nous croisâmes certains de nos compagnons d’infortune qui étaient restés sur le bateau d’origine.
Libérés du poids des passagers rescapés par les pêcheurs et de leurs bagages, ils étaient parvenus à avancer plus rapidement sans s’ensabler de nouveau, et avaient fini par arriver à Battambang à 21h30, soit douze heures trente après notre départ de Siem Reap, et une demi-heure après nous, les rescapés des bateaux à moteur.

 

De la même manière que je me demande si tous les Indiens de Gokarna pensent que les Blancs se vêtent uniquement de pantalons aux motifs éléphants, sont tenus de se ruer sur la plage pour faire le salut au soleil dès lors que l’astre se lève ou de dire « Namaste » à tout bout de champ, je m’interroge aujourd’hui sur l’impression que ces Cambodgiens de la rivière garderont de nous, de nos accès de furie, et de nos yeux emplis d’espoir.

 

« Battambang? »
« Battambang! »

 

Choum reab lea heuy.
Et
Or Kouhn.

 

Battambang Cambodia
Coucher de soleil sur la Sangker River, Cambodge.


« Me and Earl and the Dying Girl » de Alfonso Gomez-Rejon

Dans la veine des comédies dramatiques que revendique le cinéma indépendant américain, «Me and Earl and The Dying Girl» offre un film coloré, qui n’arrive pas à émouvoir en profondeur.

Un jeune garçon, Greg, est devant son ordinateur, dans sa chambre d’ado. Sa voix-off, prenante, dynamique, entraînante, nous raconte : « It was the best and worst of times. » Pour nous donner à partager sa vision de la vie, le réalisateur nous fait alors basculer dans un petit court-métrage en stop motion, un film dans le film, avec des personnages constitués de pâte à modeler et de fils de laine.
Il y a du rythme, de la couleur, de la poésie, et cette voix-off qui fonctionne, et rappelle que le scénario a été écrit et adapté par l’auteur du livre dont l’histoire est tirée.
Un ton, une vision, un univers.

On nous parle de l’adolescence, et de sa complexité, entre rejet de soi, admiration des autres, mal être, tentative d’être aimé de tous et de chacun, quête de soi et de son identité à travers l’identification ou non à tous ces groupes qui peuplent la cour du lycée : des gothiques aux «promqueens» en passant par le rappeur-slammeur fumeur de joint.
Greg (Thomas Mann) est un cinéphile aguerri. Avec son meilleur ami, Earl (l’excellent RJ Cyler), qu’il s’obstine à appeler son « coworker » tant les liens d’amitié lui font peur, il a tourné quantité de films inspirés des plus grands classiques du cinéma. Un processus qui rappelle Jack Black et Mos Def dans «Be Kind, rewind», et qui, s’il fait sourire, n’a tout de même pas le charme et des mini-films du Gondry.

Un jour, la mère de Greg le convoque: Rachel (Olivia Cooke), une jeune fille de son lycée, a une leucémie, et sa mère, l’étrange Denise (Molly Shannon), pense qu’il est l’un des seuls à pouvoir la dérider.
Ce n’est donc pas par sympathie que Greg se rend au chevet de la jolie Rachel, mais bien par obligation, pour ne pas vivre l’enfer chez lui, à la maison. Et voilà le ton avec lequel ce drame est traité: pas d’apitoiement, pas de mélodrame. On contourne la tragédie pour en extraire la légèreté, la beauté, les couleurs.

Le film parvient à traiter de la fragilité de cette période de l’existence. A travers les séquences en stop motion, nous sommes invités à vivre à nouveau les émois amoureux adolescents, et certaines scènes offrent une métaphore visuelle précise et juste de l’étrangeté de l’être à cet âge.
Le choix des cadres est intéressant, maîtrisé: beaucoup de plongées, de contre-plongées, entre regard condescendant et admiration, univers adulte et monde d’enfants. Les escaliers sont un thème visuel récurrent qui permettent de renforcer ces plongées et de souligner ce sens et ces effets, comme lorsqu’un escalier de secours se transforme en cabane au milieu du feuillage et des arbres.

On pense à Juno et à Garden State qui furent également acclamés à Sundance.
Mais à force de vouloir éviter les bons sentiments, en les pointant du doigt, on finit par entrer dans quelque chose de doucereux, qui n’est ni assez fort pour véritablement nous émouvoir, ni vraiment assez décalé pour nous faire rire. Un entre deux qui se veut profond et différent, mais qui reste malheureusement tiède et parfois attendu.
Comme ce professeur d’histoire couvert de tatouages qui se frappe le biceps en hurlant « Respect the research », et qui finit par en faire trop pour rester attachant. La fin pose également problème, lorsqu’on préfère un gros plan interminable sur les visages de Rachel et Greg empreints d’émotion, plutôt que de nous laisser découvrir ce qui les émeut – un hommage dont il a été dès les premières minutes question.

C’est dommage, car les acteurs sont justes, et étonnants, pour leur âge. Et même lorsque les dialogues ne conviennent pas exactement, l’émotion des adolescents, elle, est présente.
Un film doté de qualités, d’une certaine vision, d’un ton assumé, mais qui finit par laisser en bouche un goût de trop peu, au lieu de ce « doux-amer » auquel il aspirait.

Olivia Cooke as "Rachel" and Thomas Mann as "Greg" in ME AND EARL AND THE DYING GIRL. Photo by Anne Marie Fox. © 2015 Twentieth Century Fox Film Corporation
Olivia Cooke as « Rachel » and Thomas Mann as « Greg » in ME AND EARL AND THE DYING GIRL. Photo by Anne Marie Fox. © 2015 Twentieth Century Fox Film Corporation


Transsibérien: écriture et passage de frontières

C’est cette fois non plus sur le Ring berlinois que Nicolas Ancion (auteur belge que j’avais eu le plaisir de rencontrer lors de l’événement « Litteratur auf dem Ring » en février dernier) a décidé de s’embarquer, mais sur le mythique train qui relie Moscou à Vladivostock, entre autres: le Transsibérien.
Un voyage auquel j’avais dû moi-même renoncer il y a quelques années, et qui continue de titiller mon imaginaire…
Entretien sur les rails avec un écrivain que les voyages et le passage de frontières inspirent.

Pourquoi avoir choisi de voyager sur le Transsibérien en particulier? Était-ce un but en soi? Un moyen de transport comme un autre? Y avait-il une envie de prendre part à un mythe?

Depuis cinq ans, nous passons au moins trois mois par année en voyage, en famille. Nous aimons beaucoup l’Asie, mais nous n’avions jamais eu l’occasion d’y aller par la terre. Mes enfants (qui ont 12 et 14 ans) et ma femme avaient très envie d’effectuer le périple par la terre, depuis le cœur de l’Europe jusqu’au ventre de l’Asie.
Il y a un gouffre entre l’image qu’on se fait des trains de légende et leur réalité concrète. Le transsibérien n’existe pas vraiment, ou plutôt ce n’est pas un moyen de transport. C’est une ligne de chemin de fer, pas un train somptueux, comme l’Orient-Express qu’on représente dans les films.

Le train a-t-il un caractère mythique, ou est-on déçu en y montant? Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce train et de ce voyage, et pourquoi fascine-t-il ou déçoit-il au contraire?

Le train en lui-même décevra le voyageur qui s’attendrait à monter à bord d’un engin unique en son genre, façon Concorde ou Titanic. Pour ma part, c’est une des découvertes du voyage : chaque nouvelle portion du trajet nous a permis de découvrir des voitures différentes. Aucun wagon restaurant n’est semblable, le menu varie à chaque fois…

Il est connu que les voyageurs sur le Transsibérien ont souvent recours à la vodka pour créer des liens, selon le fameux slogan “Vodka connecting people”. Toi qui y as voyagé en famille, avec tes deux enfants, comment s’est passé le contact avec les autres voyageurs?

Quand les Russes ou les Mongols montent dans le train, ils passent en mode « voyage » : ils retirent leurs bottines et enfilent les tapochkis, des pantoufles soit en plastique (qu’ils ont emportées avec eux) soit jetables (offertes par les chemins de fer à chaque passager). Ils laissent la porte de leur compartiment ouverte et les malheureux qui sont logés dans les couchettes du haut passent une bonne partie du trajet debout dans le couloir. Comme nous étions quatre, nous avons systématiquement choisi de rester ensemble dans le même compartiment.
Le point commun entre tous ceux qui sont sur la route est une passion pour la malbouffe : soupes chinoises industrielles, chips, bouteilles de soda par sacs entiers.
Au fond, le train n’est pas très différent des villes qu’il relie et traverse. Pour ma part, je n’ai ni vu ni bu de vodka pendant le trajet. Ce qui a permis les contacts, c’est plutôt mon multiprise pour partager les rares prises électriques fonctionnelles dans les couloirs.

Blaise Cendrars avait écrit “La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France”, sans jamais être monté dans le célèbre train. Est-il pour toi un lieu d’inspiration?

L’inspiration fonctionne en deux temps : je n’écris jamais sur ce que je vis ou ce que je vois. Quand je suis dans l’écriture, je m’extrais du lieu où je suis, c’est ce qui me permet d’écrire sur n’importe quel sujet n’importe où. Je n’utilise ni l’observation ni la retranscription de ce que je ressens ou redoute, mon écriture est toujours un travail de pure fiction. Cependant, à long terme, mon imaginaire est fatalement contaminé par ce que je vis, découvre, explore, lis. Il y a déjà eu des trains dans mes histoires et il y en aura encore…

Les couleurs du wagon restaurant- photo: Nicolas Ancion
Les couleurs du wagon restaurant- photo: Nicolas Ancion

Il y a plusieurs années, je devais moi-même monter à bord du train pour faire Moscou-Beijing, mais j’ai dû y renoncer et rentrer en France car ma grand-mère adorée venait de décéder. Pourquoi ta famille et toi choisissez-vous de voyager ensemble?

Voyager est un moyen de passer trois mois en famille, quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce que nous aimons beaucoup. La première fois que nous sommes partis en Asie, nous avons dû revenir d’urgence en Belgique pour accompagner les derniers moments de la grand-mère de nos enfants, qui avait voyagé toute sa vie. Nous leur avons promis alors de revenir voir Singapour que le retour prématuré nous avait empêchés de découvrir. Nous sommes revenus depuis, nous sommes repartis sur d’autres continents, c’est une chance de pouvoir travailler partout dans le monde et, pour mes enfants, d’étudier et de découvrir la planète en même temps.

Le Transsibérien est-il un voyage que tu conseillerais de faire aux jeunes adultes ou artistes ?

Tous les voyages nourrissent, mais on n’y trouve jamais que ce qu’on est venu y chercher : le dépaysement, le ressourcement, la solitude ou la fête, les choix sont innombrables. Ce qui est formidable avec ce long trajet en train, c’est le retour à un univers sans connexion (mais pas sans ordinateurs, car il y a des prises électriques). Et l’absence de connexion est toujours très productive, pour la concentration.

Le lac Baïkal - photo: Nicolas Ancion
Le lac Baïkal – photo: Nicolas Ancion

Quel est le pays, la ville ou l’endroit qui t’as le plus marqué au cours de ce voyage ?

Je pense que les endroits les plus marquants n’ont même pas de nom, dans mon esprit. Ce sont ces villages en Sibérie, dont la majorité des maisons semblent abandonnées et dont on se demande à quoi ressemblent les derniers habitants. Ils sont à des heures de route de toutes les villes et, dès octobre, la neige vient blanchir les toits. De quoi vit-on dans de pareils lieux ?

Quelle a été l’expérience la plus désagréable ?

Sans hésitation, c’est le moment où le train local ralentit en gare de Vladimir, première étape après Moscou, et que nous disons aux enfants de descendre tandis que je tire les valises. Ma fille descend sur le quai dans la nuit russe et… les portes se referment au nez de son frère. Le train redémarre, laissant ma fille de quatorze ans sur un quai de banlieue d’une petite ville russe. Nous avons tambouriné en vain sur la porte, tenté d’actionner tous les leviers. Heureusement, ma femme parle russe et a hurlé en direction d’un groupe de policiers assis dans le train pour rentrer chez eux. Ils ont actionné le système de freinage et avertit le conducteur par l’interphone. Ma fille a pu remonter dans le train, tremblante. Elle avait vu le train repartir sans elle, dans la nuit. Malgré les dizaines de secondes de panique complète, tout s’est arrangé. La gare où nous devions descendre était à une dizaine de kilomètres de là…

Y avait-il un élément du voyage auquel tu ne t’attendais absolument pas, qui t’as véritablement surpris, en bien ou en mal ?

Je me suis découvert une allergie aux couvertures mongoles en poil de chameau. J’ai été couvert d’urticaire pendant dix jours après le train de nuit entre Oulan-Bator et la frontière chinoise.

Si tu devais résumer ce voyage en une phrase ou un mot, quel serait-il ?

Peut-être qu’“apaisant” est un bon terme.
En tout, le périple de Saint-Pétersbourg à Pékin a duré un peu plus de trois semaines. Après quelques étapes, les heures de train et les nuits en couchettes nous semblaient si familières et confortables, que notre compartiment était comme un cocon mobile, monté sur rail, qui permettait, sans urgence, de passer de l’Europe à l’Asie à vitesse humaine.
Contrairement à l’avions qui bouleverse les cycles naturels du corps, impose le décalage horaire et les repas cadencés, le train respecte le cycle habituel des jours et des nuits, des repas. Il oblige aussi le voyageur à accepter la lenteur (toute relative) et à admirer la ponctualité de ces machines qui partent et arrivent à l’heure exacte en traversant pourtant six fuseaux horaires et trois pays immenses.

Les contrôleuses du Transmogolien
Les contrôleuses du Transmogolien – photo de Nicolas Ancion

Merci à Nicolas Ancion pour cet entretien, réalisé pour CaféBabel.


Elixir contre la terreur (Dakar 2015)

Je n’avais pas encore pu écrire après les attentats qui ont touché Beyrouth, Paris et Bamako le mois dernier. C’est désormais chose faite grâce à RFI et Mondoblog, Ziad Maalouf et Simon Decreuze, Manon Mella et Melissa Barra, qui nous ont organisé une savoureuse semaine de formation à Dakar.
L’occasion pour 75 d’entre nous de nous rencontrer, et d’enregistrer ensemble une émission radio autour de 2015 et 2016, entre bilan et espoir, regard critique et rêves d’une année nouvelle…

Voici ma petite contribution aux « Marchandes de rêves » radiophoniques, en souvenir de cette semaine qui me fit, avant tout, un bien fou. Car passer dix jours en terre africaine avec une troupe de nouveaux amis venus des quatre coins de la francophonie, de Madagascar à Haïti en passant par l’Algérie, le Togo, l’Angola, Maurice, Paris ou le Sri Lanka, cela met du baume au cœur, du Senecao dans le lait en poudre, et des glaçons dans la vodka (Castel Night Club represent).

Maintenant que nous sommes (presque tous) de retour chez nous, voici quelques rêves à humer pour prolonger le bonheur de ces dix jours derniers…

« Élixir contre la terreur, élixir contre le fanatisme!

Bonjour Madame: viens voir! viens voir! Tu n’arrives plus à t’endormir le soir? J’ai l’élixir contre le terrorisme, la peur et les cauchemars.
Viens voir Madame, regarde ça! Dans chaque flacon! tu vois? un rêve.
Tu le sniffes avant d’aller au lit. Tu peux même faire des mélanges, si c’est ton truc.

Tu vois le beau violet, là?
C’est le rêve du véritable Dieu, le Dieu ami, de la fin de la crainte.
Dans son monde, plus personne ne dit « Oh my God » mais « Oh My Poto »!
« MonAmi Akbar »! « La ilaha ila Allié »! « Au nom du Soss et du Bro et du Saint Buddy »!

Tu pars bientôt en voyage? J’ai ce qu’il te faut mon amie. Pour les soirs où tu ne dors pas dans ton lit, où tu as peur du décalage, j’ai le rêve où tu as un superpouvoir. En tous lieux, en tous pays, tu parles la langue de ton interlocuteur. N’importe lequel. Partout. Tout le temps. A chaque fois et à n’importe quel moment. C’est la compréhension mutuelle et absolue, sans faille et sans limite.

J’ai aussi le songe orange, dans lequel les barbares et les ogres ont lâché les armes pour jouer de l’orgue de barbarie.
Ils n’ont plus vingt ou trente-cinq ans, mais les cheveux blancs, des rides au front, aux yeux, et aux coins de la bouche.
Ils sont vieux. On voit qu’ils ont beaucoup pleuré, beaucoup ri. On voit qu’ils aiment et qu’ils connaissent la vie.

Ça te convient pas? Qu’est-ce qu’il y a? Tu travailles trop? T’as pas la tête à ça?
Attends attends, regarde : le tout émeraude, tout irisé, là.
Dans celui-là les idées noires et les pensées sombres de chacun sortent par les oreilles, en pellicules de film.
Elles sont toutes prêtes, y a plus qu’à les projeter chaque soir, au ciné du quartier. La séance est gratuite, ouverte à tous, et au lieu de se taper dessus et de se trucider, on fait de la critique cinématographique: on débat, on analyse, on explique.

J’ai aussi un rêve érotique! Y a plus de frontières, plus de pays ! Plus de ville, de village, de quartier, d’épicerie. Le monde n’est qu’un seul et gigantesque lit, et l’humanité, une joyeuse orgie.
Tu te réveilles crevée, ma sœur, mais ravie!

Et enfin pour les nuits les plus noires, je te le sors de derrière les fagots, juste pour tes beaux yeux ma jolie.
C’est le rêve où tu marches tranquillement dans la rue un vendredi soir pour rejoindre des copains, quand devant toi surgit un fou, venu se faire sauter. Ton cœur s’arrête.
Il va pour actionner sa ceinture et tu penses que ça y est, c’est terminé. Mais au lieu d’une explosion, c’est un retour en enfance qui se produit.
Le fou est là, devant toi, sur le bitume, c’est un bébé, et tu peux le prendre dans tes bras et t’en occuper.

Il te plaît celui-là? Parfait!
Je te l’emballe, ma sœur, c’est pour offrir ? Tu rajoutes 2000 francs CFA tu as le dream catcher assorti! Tu vois? Le beau filet pour retenir les rêves.

Quand tu ouvres les yeux le matin, avec un peu de chance, ils y sont restés accrochés, et tu peux alors tenter de les vivre éveillée… »

 

Elixir contre la terreur - marché Dakar
Élixir contre la terreur

Pour écouter l’intégralité de lémission l’Atelier des Médias diffusée le samedi 12 décembre 2015 (« Elixir contre la terreur » à partir de la dixième minute):


« The Martian », de Ridley Scott

Après avoir exploré quantité de scénarios possibles sur notre planète, Ridley Scott se lance le défi d’envoyer son protagoniste sur Mars et de l’y abandonner, laissé pour mort.


Lorsqu’une violente tempête se lève sur Mars, l’équipe de la mission Ares III doit lever le camp de toute urgence pour quitter la planète. Un débris heurte alors de plein fouet l’un des membres, Mark Watney (Matt Damon) qui disparaît dans la nuit, avant d’avoir pu rejoindre le vaisseau. Le danger est trop grand, et le capitaine Lewis (Jessica Chastain) doit se résoudre à partir.

Mais… Watney n’est pas mort! Si toute communication avec la NASA est désormais impossible, il est cependant bel et bien en vie, seul, sur Mars.

Comment faire durer un film à partir d’un tel pitch?

En faisant de Watney un Robinson Crusoé de l’espace, et en poussant aux extrêmes les règles de l’écriture scénaristique. Car pour rester en vie, Watney va devoir faire face à une multitude de problèmes, environ un par scène, de manière à toujours maintenir le rythme du récit. Quitte à avoir recours à de nombreux «deus ex machina», assumés avec un certain brio. Le scénariste Drew Goddard pointe les clichés du genre, puis saute dedans à pieds joints pour faire avancer son histoire. Nous sommes dans du grand divertissement à l’américaine, avec optimisme résolu, pensée positive, et devise inébranlable du « si on veut, on peut ».

En s’appuyant sur l’idée qu’un scientifique resté seul sur Mars voudra laisser des traces de son passage et de son expérience, Goddard instaure la dynamique d’un journal intime filmé de Watney, dans lequel il nous explique chacun des problèmes auquel il doit faire face. Rarement les buts et enjeux de chaque scène auront été exposés de manière aussi ostensible, mais si l’on désire se laisser prendre au jeu du genre, cela fonctionne, et l’on suit les péripéties de Watney avec un certain intérêt, en riant avec les personnages des grosses ficelles dont ils se moquent eux-mêmes.

On pourra regretter une certaine absence de profondeur et de psychologie, qui importent beaucoup moins que l’action, mais en passant outre ces faiblesses assumées, on sortira satisfait de ce que le genre propose: un film distrayant, dont certaines scènes recèlent une beauté particulière – la manière dont les astronautes se déplacent dans leur vaisseau comme des sirènes, ou les horizons désertiques qu’offre la planète rouge…

Un film à aller voir avec des amis, du popcorn, et ses lunettes 3D.

The Martian
M.W. téléphone maison

 


« Crimson Peak » de Guillermo Del Toro

Passionné de films fantastiques, amateur d’épouvante, Guillermo Del Toro réalise un conte gothique et somptueux, sans pourtant parvenir à convaincre.

Présenté comme un film d’épouvante avec histoire d’amour, « Crimson Peak » est un conte romantico-gothique d’inspiration victorienne, une histoire de fantômes et de meurtres sanglants.

Une jeune femme, Edith Cushing (Mia Wasikowska), habite Buffalo, dans l’Etat de New York, au début du siècle dernier. Fascinée depuis l’enfance par les créatures d’un au-delà plus proche qu’on ne le croirait, elle préfère écrire des histoires de fantômes plutôt que des romans d’amour. Lorsque le jeune aristocrate anglais Sir Thomas Sharpe (Tom Hiddleston) fraîchement débarqué d’Angleterre avec sa sœur Lady Lucille (Jessica Chastain), fait sa rencontre, il est l’un des premiers à prendre cette fascination au sérieux : Edith tombe amoureuse. Mais son père désapprouve…

S’il est aisé de comprendre combien le fait de filmer une histoire d’époque dans des décors et costumes splendides peut être jouissif et représenter pour Del Toro une véritable ambition, il est beaucoup moins évident de saisir ce qui, dans une intrigue comme celle de Crimson Peak, a pu l’intéresser : une histoire comme il en existe déjà tant d’autres, avec des oppositions primaires et attendues, des personnages figés dans des rôles convenus – la jeune blonde à la peau diaphane et aux habits de couleurs contre la méchante brune drapée dans des étoffes sombres, face à l’homme aux cheveux de jais et à la pâleur d’un vampire.

Triangle amoureux attendu, autour duquel évoluent des revenants, fantômes filmés de trop près pour demeurer effrayants.

Si le réalisateur parvient à nous faire sursauter plus d’une fois, à grand renfort de bruitages, de musique et de cris, la véritable peur ne nous saisit pas, car ces êtres venus hanter l’existence d’Edith sont en réalité plus risibles que terrifiants. Constitués d’une chair translucide ressemblant à des muscles à vif, avec de longs doigts poilus comme des pattes de tarentules, ils se traînent sur le sol, dans des positions comiques, répétant des mises en garde qu’ils crachotent comme des gargarismes.

On s’ennuie à regarder Tom Hiddleston et Mia Wasikowska, prisonniers de personnages convenus. Seule Jessica Chastain fait à chaque fois la différence : une retenue, une puissance, une vivacité dans le regard et dans la tenue. Ses apparitions font naître une tension que le récit ne provoquait plus, et l’on admire sa beauté, sa grâce, cette impression de danger qui émane d’elle.

Lorsque les longueurs se font ressentir (le film dure deux heures) et que la faiblesse du scénario irrite, on passe le temps en observant la magnificence des lieux, les détails des costumes, des objets, de la décoration qui font de «Crimson Peak» un film d’une vraie beauté.

Guillermo Del Toro use et abuse de symboles lourdement explicites : les mites et les papillons qui viennent mourir dans la demeure des Sharp, la terre glaise qui entoure la propriété isolée et dont suinte un liquide rouge sang… La chute du film achève de déconcerter, tant la mise en scène du combat final pourrait passer pour une parodie du genre, et l’on finit par rire, sans plus savoir ce que l’on a essayé de nous faire vivre ou partager.

Un film étrange, inégal, le plus souvent vide et caricatural, malgré une photographie magnifique, et des décors et costumes somptueux.

La belle Jessica Chastain, avant la mémorable et hilarante scène finale, avec pelle. (Vous m'en direz des nouvelles).
La belle Jessica Chastain, avant la mémorable et hilarante scène finale, avec pelle (dont vous me direz des nouvelles!).