La lumière est bleue nuit, zébrée de flashs qui s’accordent aux basses assourdissantes. Des formes passent devant nous, ombres chinoises d’un instant – des corps qui dansent. La caméra s’attarde sur un visage, celui d’une jeune fille, qui refait hâtivement sa queue de cheval, lance les bras en l’air, et la foule se met à crier de bonheur lorsque retentit un son de caisse clair et que redouble le beat.
Nous sommes à Berlin, la nuit, dans un club.
Notre personnage principal est Victoria, jeune Espagnole fraîchement débarquée à Berlin depuis trois mois, qui n’a pas encore trouvé la bande d’amis nécessaires à son équilibre dans cette ville nouvelle.
C’est pourquoi, lorsqu’elle se fait accoster par un groupe de quatre jeunes Berlinois – Sonne, Boxer, Fuss et Blinker – elle ne presse pas le pas. Au contraire, elle est trop heureuse d’avoir enfin trouvé à qui parler. Ils ne sont pas très beaux, ils ont un petit quelque chose de gentils voyous, mais ils la font rire, et puis ils sont de vrais garçons de la ville – des echte Berliner comme on n’en fait plus, alors pourquoi refuser une bière dans la rue, à la lumière trop jaune des lampadaires ?
Le film, présenté à la Berlinale 2015, y remporta l’Ours d’Argent de la Meilleure contribution artistique, récompensant ainsi Sturla Brandth Grøvlen pour son formidable travail de photographie, avant de rafler les prix allemands les plus prestigieux, à savoir : Meilleur Film, Meilleure Réalisation, Meilleure Actrice, Meilleur Acteur, Meilleure Photographie et Meilleure Musique, entre autres récompenses internationales (Prix Gaudi, Film Policier de Beaune, San Diego Film Festival, …).
On pourrait toutefois reprocher au scénario de Sebastian Schipper de n’en avoir jamais véritablement été un – le réalisateur a en effet réuni sa troupe avec comme simple texte une douzaine de pages, sur lesquelles étaient résumées le déroulé de l’action. Quoiqu’il en soit, et qu’on l’aime ou pas, Victoria est l’un de ces films à part, qui marque de son sceau l’histoire du cinéma. Un seul plan séquence, deux heures quatorze pour un seul clap, un seul « Action ! » et un seul « Cut ! ». Le film est dans la boîte. Plus qu’à aller boire des coups pour la Wrap party.
D’autres films auparavant prétendaient n’avoir été tournés qu’en une fois : l’impressionnant The Russian Arc, qui se déroulait dans un somptueux palais de Saint Pétersbourg, mais se contentait, il faut bien le dire, de suivre les rails d’un lent travelling-avant ; Birdman d’Alejandro Iñarritu, qui jouait sur l’illusion de la prise unique, mais cachait en réalité plusieurs coupes, de même que le faisait The Rope d’Alfred Hitchcock.
Autant de raisons pour faire de Victoria un film singulier, véritablement tourné en une seule fois (après deux tentatives ratées, et alors que l’équipe pensait devoir abandonner le projet et se résoudre à choisir entre l’une des deux premières versions) à travers différents lieux de tournage : depuis une boîte reconstituée dans un sous-sol jusqu’au toit d’un immeuble, d’un parking souterrain dans le quartier de Mitte jusqu’à la cour intérieure d’un bloc d’immeubles de la Kochstrasse.
Cette incroyable performance de la part de l’équipe technique – constituée notamment d’un chef-opérateur, de trois ingénieurs du son, et de six assistants réalisateurs – et des acteurs – Laïa Costa (Victoria) impressionnante de naturel et de vérité et Frederik Lau (Sonne), touchant et juste – nous permet d’oublier que dans certaines scènes (et surtout durant la première heure), l’improvisation de textes se fait encore un peu trop sentir : même si les acteurs sont constamment en personnage, et leurs échanges d’un réalisme troublant, on regrette parfois une certaine banalité dans les dialogues, qui auraient pu, s’ils avaient été écrits, offrir des échanges sans doute plus piquants et plus drôles.
Mais Schipper assume : selon lui, l’intéressant, dans le cinéma, est de faire des erreurs, d’expérimenter, d’aller plus loin. Et son film y parvient. Nous sommes pris par ces personnages, par ce rythme tout d’abord « normal », réaliste, cette nuit dont nous avons l’impression de faire partie, une nuit banale, des jeunes gens banals, une rencontre, des instants comme nous en avons tous vécu, jusqu’à ce que le tout vire à cent-quatre vingt degrés, que l’histoire s’accélère brutalement, nous saisisse à la gorge, et nous permette de vivre avec ces cinq personnages les quelques minutes les plus significatives de leur existence, celles qui marquent à jamais et changent le cours d’une vie.
En construisant ces personnages dans la nuance, en faisant de Victoria une idéaliste, une jeune fille bien sous tout rapport, ancienne pianiste, travailleuse, droite, malgré tout attirée par le danger, par l’aventure, par l’interdit, Schipper construit des personnages très humains, en lesquels nous nous identifions. Par le choix de ce plan séquence, il fait également de sa caméra un personnage à part entière, un narrateur, qui choisit de nous montrer ce qu’il désire, révélant au moment critique ce à quoi nous ne nous attendions pas, que Victoria ignore encore, et qui va la précipiter plus avant dans la chute.
Berlin, la nuit, la buée sur les vitres de la voiture alors qu’on roule vers son destin, le reflet du rouge d’un pull, sombre présage des événements à venir.
Nous n’en dirons pas plus. Ce qui fait la force de Victoria, c’est la surprise de se faire prendre, comme elle, par cette nuit, et par les rebondissements du récit, faire partie de cette aventure berlinoise, de cette folle bande, sillonner avec eux la topographie de cette nouvelle terreur, laisser monter en soi la tension, le suspense, oublier les règles scénaristiques et se laisser happer par l’image, par le son, par le jeu de ces acteurs hors-pairs, pour une expérience audiovisuelle rare, et unique, comme son plan.