Histoire courte écrite à l’occasion du RaysDay 2015, occasion pour les amoureux de la littérature de rendre hommage à Ray Bradbury le jour de son anniversaire.
Rebecca s’éveilla dans la lumière du petit matin.
Elle garda un instant les paupières closes, goûtant à la chaleur du soleil sur son visage.
Le calme ambiant était étonnant, pas un klaxon, pas une sirène d’ambulance.
Se décidant à ouvrir les yeux, elle aperçut au mur, les multiples assiettes de souvenirs qui l’avaient faite sourire la veille: Paris et la tour Eiffel, Rome et le Colisée, Venise et les barques.
A l’Est. C’est ça.
En Bulgarie.
D’un geste encore engourdi de sommeil, elle étendit le bras pour attraper son téléphone sur la petite table de chevet et lu, d’un œil qui voyait encore flou: quatorze heures.
Elle se redressa d’un bond.
Sa robe la serrait encore aux épaules, rendait maladroits ses mouvements.
Elle tenta d’ouvrir un peu la fermeture éclair, pour respirer plus facilement, n’y parvint qu’avec difficulté. Elle était raide, gauche, fatiguée. Et elle avait mal à la tête.
Énervée, elle sortit lentement du lit, marcha dans son collant troué qui lui saucissonnait le gros orteil jusqu’à la glace de la grande armoire en bois sculpté.
Le rimmel avait coulé, et le fond de teint apparaissait en touches impressionnistes, le chignon ne tenait plus qu’à une épingle et tombait en grandes boucles sur ses épaules prisonnières du tissu de la robe.
Elle sortit à pas feutrés pour se diriger vers la salle de bains. Le carrelage froid sous ses pieds nus la réveillait davantage à chaque pas.
Elle passa devant une porte ouverte qui laissait entrevoir un lit défait. Personne.
La salle de bains aussi était déserte, mais les gouttes d’eau autour du lavabo trahissaient un passage plus ou moins récent.
Une pochette en plastique pour avion gisait là, ouverte, qui semblait vomir son contenu : une brosse à dents, une épingle à nourrice, un peigne.
Elle ressortit, alla jusqu’à la chambre du fond du couloir où dormaient Aurore et Sébastien. Y passa lentement la tête pour y découvrir là aussi la lumière blafarde du jour.
Ils étaient partis, tous, sans la réveiller.
Toujours pieds nus, elle monta les escaliers de marbre qui menaient à l’étage. Regarda par la fenêtre. Plus une seule voiture.
Elle était seule.
Rebecca se servit un verre d’eau dans la cuisine, et retourna à la salle de bains. Elle trouva dans une trousse de toilettes aux motifs abstraits violet pâle un comprimé d’Efferalgan à dissoudre.
Tandis qu’il diminuait à vue d’œil en émettant un petit chuintement discret mais amical, Rebecca se démaquilla, avec un paquet de coton oublié près du lavabo. Elle n’avait ni le temps ni le courage de refaire complètement son maquillage, mais effaça les traces de la nuit, pour se rendre de nouveau présentable.
Elle avait les yeux gris, de grandes lèvres pulpeuses et voyantes. La peau diaphane de son visage lui donnait un certain éclat et, si elle avait perdu un peu de sa grâce enfantine, si le temps était venu épaissir ses traits, l’arcade de son nez, l’arrondi de son menton, elle n’en demeurait pas moins jolie.
Ses longs cheveux n’étaient pas naturellement blonds, mais en avait tout l’aspect. Rebecca était née rousse. Une couleur que sa mère adorait, mais qu’elle-même trouvait trop originale.
Profitant de son départ pour New York, elle avait décidé de se teindre, optant pour un blond à la fois commun et lumineux, quelque chose qui vienne rehausser la vague tristesse de ses yeux, et lui permette de se fondre dans la masse.
Elle retrouva ses chaussures dans un coin de la cuisine, près du garde-manger.
Elle savait que de l’autre côté l’attendrait un copieux buffet, mais attrapa tout de même une pomme dans une corbeille à fruits, délaissant une banane d’un jaune éclatant.
Les clefs du gîte se trouvaient encore dans la serrure, et elle les cacha dans la petite poche intérieure de son sac, avant de descendre les marches de pierre vers la grande pelouse verte.
Elle avait mal aux pieds, et choisit de chausser les tongs qu’elle avait emmenées par précaution dans son sac.
La nature était belle, baignée dans cette lumière qui scintillait derrière les arbres. Au loin, on apercevait les sommets des Carpates, et leurs neiges éternelles.
Le petit chemin de pierre semblait presque accueillant, tant la route était calme et le chant des oiseaux présent.
On était bien mieux ici qu’à l’intérieur de ce gîte désert.
En arrivant à hauteur de la maison, des échos de voix et de rires lui parvinrent, ainsi que quelques notes jouées à la guitare.
A l’étage, la porte était ouverte sur la pièce principale, depuis laquelle on atteignait le jardin. La réception de la veille avait eu lieu dans le grand hôtel de la ville la plus proche, mais aujourd’hui, seuls les témoins, proches et invités de France et d’Iran, étaient conviés à rester pour le brunch.
Elle fit le tour de la maison, prit l’escalier de bois, celui qui colimaçait jusqu’à la terrasse, depuis laquelle on avait une vue d’ensemble sur le jardin.
Les parents de Goran et de Sepideh avaient voulu faire simple, après le faste de la soirée de la veille, et de grandes nappes blanches avaient été installées ça et là sur la pelouse, pour permettre aux invités de s’y prélasser.
Rebecca repéra la nappe la plus fournie en corps alanguis, lunettes de soleil sur le nez, chapeau de paille posés en travers du visage, couronnes de fleurs traditionnelles glissées autour du cou, ou transformées en bracelet de lendemain de fête.
Le nombre de cadavres de bouteilles de champagne, de bière et de petits flasques de rakia qui jonchaient la pelouse tout autour de ces masses colorées vautrées au soleil laissait présumer leur état avancé d’ébriété.
Il faisait chaud.
Rebecca s’avança vers le buffet, disposé sous l’une des grandes tentes de jardin. Elle garnit son assiette d’une tranche de rosbif, d’un peu de salade, de condiments divers, et de quelques tomates. Puis se dirigea vers les sucreries.
Du coin de l’œil, elle avait repéré la longue silhouette d’Edouard. Il fumait une cigarette, et discutait avec le frère de Goran, dont elle avait oublié le nom. Un bel homme, bien charpenté, l’un de ces types qui avait dû être nourri au biberon de tarator, ce tzatziki bulgare ultra-protéiné.
Tout en installant délicatement une part de tarte au citron à distance raisonnable de la moutarde à l’estragon, Rebecca tenta de repérer si la menace de la jeune femme brune avec laquelle Edouard avait dansé toute la soirée de la veille planait encore.
Elle ne se rappelait que vaguement ses traits, c’était davantage sa silhouette qui marquait: une silhouette longiligne, fine, de longues jambes élancées, bronzées, une taille de guêpe, et une carnation lumineuse. De ces peaux dont le grain captait la lumière, et s’en faisait une parure.
Son décolleté, doré, laissait voir la naissance de seins étonnamment présents pour une jeune femme si mince. Sa robe rouge-orangée faisait ressortir la vitalité de sa peau vitaminée, l’éclat de ses yeux, la blancheur de ses dents et de la couronne de marguerites dont elle avait orné ses cheveux.
Belle, bulgare, et rayonnante.
Le regard d’Edouard balaya la pelouse devant lui et leurs yeux se croisèrent, un instant. Il n’eut pour Rebecca aucune expression, rien. Pas même un frémissement de sourcils, qui aurait pu indiquer qu’il l’avait véritablement vue, remarquée, qu’elle n’était pas à ses yeux qu’une énième chaise de jardin.
Elle s’était jetée à son cou la veille. Tard. Après trop de verres de rakia, de coupes de champagne rosé.
Lassée de faire semblant de danser, lassée de faire semblant de s’amuser, lassée d’éprouver en son cœur un poids si lourd.
Elle était venue le chercher lui qui rentrait de fumer l’une de ces cigarettes trop tassées, trois fois plus fortes qu’en France, cinq fois moins chères qu’à New York.
Était venue le chercher, se concentrant pour marcher droit, pour marcher stable, pour planter ses talons sur l’épais tapis de velours rouge imitation Cannes, s’était approchée comme pour lui parler, et lui avait passé le bras autour du cou, dominante, dure, masculine, lui avait passé le bras autour du cou et avait ouvert sa main, comme une arme, résistante et dure, pour la plaquer sur sa nuque et pousser, pousser ce cou, cette tête, ce visage, vers elle, qui se hissait sur ses orteils, essayait de l’atteindre, d’atteindre ces lèvres qui se dérobaient.
Tout son corps s’était braqué, et elle l’avait senti contracter ses muscles, se faire violence pour ne pas l’envoyer valser d’un revers.
Elle redoublait la pression de ses phalanges sur l’arrondi de son crâne, déjà honteuse, déjà consciente du ridicule de la situation, du ridicule de cette pause, de cette position, elle poussant et lui reculant, elle forçant et lui échappant, mais elle ne lâcherait pas prise, il lui fallait obtenir ce qu’elle était venue chercher.
Enfin, elle effleura ses lèvres et, trop rapide et trop goulue, les lécha, les aspira, tentant, désespérée et malheureuse, de lui rappeler le goût de leurs baisers, le goût de leur entente sensuelle, qu’elle assassinait à présent.
La honte, alors, qu’elle était parvenue à étouffer, la submergea, et elle s’enfuit, dehors, sur les graviers de la petite place endormie.
Rebecca attrapa de sa main libre l’une des bouteilles d’eau minérale qui jouxtait les divers alcools sur la partie bar du buffet, et s’avança vers la nappe d’amis.
Elle prit soin d’aller s’asseoir à quelques mètres, contre le tronc d’un jeune et maigre pommier qui lançait ses branches vers l’azur dans le vibrant espoir d’un jour donner des fruits juteux dont tirer le premier calvados bulgare.
Elle voyait les ventres de Martha et de Flore secoués de rires complices. La main de Sepehr qui chassait les mouches avec un exemplaire du Monde ramené de l’avion.
Peu de membres de la famille de Sepideh avaient pu faire le voyage, et quitter l’Iran. Seule sa grand-mère, son frère et sa cousine germaine étaient présents. Cette dernière résidait désormais à Paris, dans la chambre de bonne que Sepideh lui avait laissée pour emménager avec Goran.
Une main fraîche se posa sur son épaule et elle leva les yeux. Sepideh était là, ravissante dans sa robe blanche et or.
Rebecca se rendit compte qu’elle l’avait à peine vue la veille, et la gratifia d’un sourire gentil, faible. Sepideh. Femme auprès de laquelle venir se plaindre de s’être égratignée sur un rocher, à quatre comme à quatre-vingt dix ans.
Rebecca tapota du plat de la main l’herbe sèche à ses côtés, pour lui indiquer de venir s’asseoir auprès d’elle. Elle avait dans les mains une poignée de cerises qu’elle avait dû passer sous l’eau car quelques gouttes s’en échappaient, qui venait rafraîchir les pieds nus de Rebecca.
Sepideh s’assit, et croqua dans une cerise, prenant soin de ne pas détacher toute la pulpe, mais de faire en sorte que le noyeau reste en place, figé dans le cœur du fruit, comme un oiseau dans un nid.
Rebecca but une gorgée d’eau, en silence. Devant elle, le soleil commençait à créer un mirage, tant la pelouse était déjà brûlante. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle avait ainsi été en montagne, si près de l’astre de midi.
– T’as disparu hier soir.
– Oui.
Elles ne se regardaient pas mais contemplaient les montagnes qui se découpaient derrière les toits. Incroyable jardin en hauteur, morceau de colline au milieu des demeures.
– C’était qui cette fille avec qui il a dansé toute la nuit ? demanda Rebecca, sans cesser de fixer l’horizon.
– Qui ça ?
– Bah Edouard !
Rebecca décrivit : la robe rouge-orange, les pas de danse, la souplesse des hanches. Sepideh ne répondit pas.
« A un moment donné, j’ai cru qu’il le faisait exprès, qu’il me cherchait, à danser comme ça avec elle, qu’il me provoquait pour voir jusqu’où j’irais. Mais je voulais pas faire de scandale, je voulais pas venir me planter au milieu d’eux, je voulais trouver quelqu’un d’autre. Ça sert à ça les mariages, non ? Mais y avait personne. Le type aux cheveux bouclés, il s’est effarouché comme une gazelle. Ton beau-frère, il avait l’air de trouver tout ce que je disais d’un inintérêt complet. Comment il s’appelle déjà ? Il parle bien anglais pourtant non ? Enfin voilà. Et après il était deux heures du mat et j’ai plus tenu. »
Sepideh s’était tournée vers Rebecca, la regardait, attentive, silencieuse, et les cerises avaient disparues, cachée dans le creux de sa main.
« Tu te souviens de ce qui s’est passé hier ? »
Rebecca tourna à son tour la tête vers Sepideh, vers ses grands yeux miel, les boucles de ses cheveux châtains, et ses longs sourcils fins qui venaient dessiner sur son front des plis marqués, présents.
« Bah oui! » Elle ajouta, pensive: « Malheureusement…»
Elle était presque soulagée à présent, de pouvoir mettre des mots sur cette soirée, sur ce sentiment de honte qui la rongeait, sur cette peine qu’elle traînait depuis la veille au soir.
Elle raconta la brûlure dans sa poitrine lorsqu’elle l’avait vu, à l’arrivée, sortant de la chambre du logis, beau, grand, bronzé, arborant un air sobre et serein qu’elle ne lui connaissait plus.
Le voyant surgir devant elle, à présent adulte, à présent homme, un homme qui avait délaissé la bouteille et les nuits sans sommeil, elle avait senti les dix années écoulées revenir la piquer en plein cœur, son ventre se serrer sous l’étau de sentiments qu’elle pensait oubliés, surmontés, histoire ancienne.
Elle l’avait fui, cinq ans auparavant, lui comme les autres, s’était précipitée dans un avion comme on sort sur le balcon prendre l’air, avait fait de sa carrière son compagnon, son cache-misère, New York, Ernst and Young et les barreaux de l’échelle.
Et aujourd’hui cinq ans plus tard, là voilà qui se sentait face à lui, face à eux tous, fragile, fine, du papier à gratter.
Cette armure qu’elle s’était composée, qu’elle arborait tous les jours dans le Grand Manhattan, dont elle avait voulu se faire une peau, n’était en réalité qu’une couche insignifiante, qui déjà s’écaillait.
En Europe, avec eux, sous leurs yeux, elle se sentait étrangère, intruse, « cherchez l’erreur ».
Rebecca marqua une pause, se tourna vers son amie pour vérifier qu’elle comprenait, qu’elle entendait cette souffrance.
Elle la dévisageait, neutre, pâle, impassible.
C’était une expression étrange, et inadéquate. Quelque chose d’inhabituel chez Sepideh, d’habitude si vive, si expressive.
Rebecca lui demanda si tout allait bien. Sepideh clôt ses paupières un bref instant en guise de réponse.
– Je vais aller m’occuper de ma grand-mère.
– Ah ! D’accord…
Sepideh se leva, prenant soin de détacher sa robe d’un chardon séducteur, et sortit de l’ombre protectrice du petit pommier.
Rebecca resta seule.
Sur la nappe, Flore continuait de rire. Un rire persistant, répétitif, chronique, cristallin et crispant. Un rire comme un réveil.
Elle saisissait des bribes de conversation venant de la nappe : Manon comparait sa robe à celle de Camille, expliquant les ruses auxquelles elles avaient eu recours pour l’obtenir à cinquante pour cent. Boro caressait la nuque d’Audrey, qui avait entrepris de résumer le conte préféré de son fils à Thomas, récemment devenu assistant maternel. Un royaume merveilleux fait de « cacadeaux » et de « cacatapultes ».
Elle avait entendu parler de ces mères qui ne parviennent pas à trouver de l’intérêt en leurs enfants. Qui retournent dès que possible à leurs bureaux, pour fuir les couches, les serviettes nettoyantes, les cris. Prennent une nounou et s’en reviennent à leur vraie vie.
A New York, c’était monnaie courante, les Américaines n’avaient de toutes façons pas de congé maternité digne de ce nom.
Ici, entourée de ces gens qui se liaient les uns aux autres, qui croisaient leurs destins, soudaient leurs destinées, elle retrouvait la sensation physique de l’aliénation, le corps de ses treize ans ans, trop grand, trop gauche. Ce jour où on l’avait invitée à une « teuf », et qu’elle avait répondu, du ton le plus détaché et avec la moue d’ennui la plus significative possible : « Bah pourquoi faire ? », pour cacher qu’elle ne connaissait pas ce mot.
Seule sur ce carré de pelouse, seule adossée contre cet arbre, posée sur ce pays étranger aux contours flous comme sur un tapis volant, elle attendait de reprendre racine.
Elle aurait dû se sentir chez elle, entourée des siens, du « noyau dur ». Elle aurait dû retrouver ce qu’à New York elle évoquait constamment : la famille, les liens éternels, les vrais, les durs, les de toujours.
Et aujourd’hui quoi ? On l’oubliait au gîte, on l’écoutait sans la comprendre, on préférait aller s’occuper de sa grand-mère. On parlait chiffons ou bébés, on n’avait rien à raconter.
Coquilles vides des soirées d’antan, restes d’une époque révolue, mascarade d’un cercle qui n’existait plus. L’image de leur jeunesse fragmentée, devenue kaléidoscopique. Comme ça, à première vue, c’était plutôt joli, mais qui voudrait habiter un mirage ?
Même Edouard, qui remuait tant en elle, Edouard dont elle désirait le sexe, la peau, les poings, Edouard qu’elle détestait, pour la traiter comme une étrangère, eux qui s’étaient connus, qui avaient dormi, petit déjeuné ensemble. Eux qui faisaient partie de cette même ronde absurde, ce même cercle infernal. Des amis.
Plus de sens dans rien de tout cela, et les buildings new-yorkais lui manquaient. La vivacité de la ville, celle dont on disait qu’elle était vide, creuse, sans fond : oasis d’espoirs, concentration d’illusions, mais si la vie calme d’Europe avait perdu toute véritable chaleur, alors pourquoi ne pas partir s’y faire une carrière, dans cette belle pomme rongée des plus gros vers, dans cette presqu’île de tous les possibles ?
Plus d’obligations, on pouvait faire passer un vernissage avant les copinages, le troisième job avant le premier amant. Tout le monde comprenait. On venait à New York pour dire adieu à la routine, aux amarres, aux conventions.
Un cliché où il faisait bon marcher à toute allure, sans respirer, apnée du métro, Ligne M, R, D : merde à la France et aux Français ! Merde à vous qui étiez mes amis, qui n’êtes plus mes amants, merde à toi qui te marie et me délaisse, pour cet homme que je ne connais pas, pour ce yaourt que je ne digère pas, pour cette rakia qui m’enivre et me tord le ventre.
Que lui trouves-tu ? Que t’apporte-t-il ? Pourquoi ce regard sur lui, ses épaules, ses muscles ? Cette carrure derrière laquelle tu disparais, fluette crevette, toi, mon amie, toi ma sœur, qui ne m’écoute plus.
Sa manière de rouler les r en Français, toi qui passa tant de temps à effacer ton accent, toi dont le chant laisse à peine deviner à présent les sonorités de l’ancienne Perse. Dans les [k] que tu inspires encore un peu. « Khakatapulte », « khakataclysme », « khakhatastrophe ».
Un océan, nous deux. Tu n’es pas venue me voir.
Et si tu le faisais, à présent, faudrait-il que j’accueille ton gorille, pour une nouvelle version du Tramway ? Stella et Stanley sont sur un bateau et Stanley tombe à l’eau !
Taffeter l’appartement brooklynois, baisser tous les abats-jours pour ne plus voir leur amour.
Et je me fous d’Edouard et de Vladimir, dont je me rappelle à présent le nom. Et je me fous de ces hommes sur la piste et aujourd’hui, alanguis, couchés, nus comme des vers en leurs costumes trop chics, trop parisiens, en leurs habitudes mondaines du dimanche, la bohême, le savoir-vivre, cette façon de parler doucement, de susurrer, de savourer les mots.
Cette langue, ma langue, que je ne parle plus, ces manières, les miennes, que je ne connais plus.
Vous m’êtes étrangers, tous, et je t’ai perdue, toi, mon amie.
– Ça va, Rebecca ? Qu’est-ce que tu fais ?
Flore était là, près d’elle, une bouteille de champagne à la main.
Sans attendre d’y être invitée, elle vint s’asseoir tout contre elle, cuisse contre cuisse, dans ce pantalon gris trop large qui lui donnait des airs d’artiste.
– Ça va mieux ?
– Ça va, oui.
– Vous vous êtes expliquées ?
Rebecca ne comprenait pas. Expliquées de quoi ?
– Bah avec Sepideh.
– Comment ça ?
– Pour hier.
– Hier de quoi ?
– Tu te souviens pas ?
– Mais de quoi, à la fin ?
Les yeux bleus de Flore étaient rivés sur les siens, la sondaient, vérifiaient. Elle eut un mouvement, comme pour parler, se reprit, puis se décida enfin:
– Hier elle vous a surpris aux toilettes.
– On n’était pas aux toilettes, on était dans le hall, et-
– Nan, Rebecca, je te parle pas d’Edouard, là. Elle vous a surpris aux toilettes avec Goran.
Et alors tout lui revint.