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Ronde du Ring (V sur V)

 

V

Marianne se réveille en sursaut.
Quelqu’un accouche ! Quelqu’un est en train d’accoucher !

Où est-elle ? Rio, Téhéran ?
Berlin… Le Ring ! Et la nuit tombée.
Dormait-elle ?

Cette fille sur le strapontin devant elle… c’est donc elle qui accouche ?

Des images se bousculent : Autant en emporte le vent , « If you put a knife under the mattress, it cuts the pain in two », du sang, de l’eau chaude, une bassine…

Marianne s’approche : elle n’accouche pas, elle étouffe ! Marianne lui tape dans le dos jusqu’à se brûler la paume de la main.

Ça y est, elle déglutit, lui fait signe d’arrêter, articule un son entre deux souffles saccadés, mais l’accent est rapide, le parler berlinois…

— Je ne comprends pas !

Marianne se redresse, se met à genoux devant elle pour parler à ses yeux :

— Respirez, ça va aller, vous avez dû avaler de travers…

— Vous – ah !vez – ha ! – de l’eau ?

Marianne nie de la tête, et caresse son bras, comme pour s’en excuser.
Au fur et à mesure que la jeune femme reprend son souffle, Marianne voit son front se barrer de la ride du souci, s’assombrir d’une peine vivante, pesante.
Elle semble sous ses yeux retomber dans une autre douleur, mentale, celle-ci, Elle s’est arrêté de haleter, fouille dans son sac, y trouve une petite bouteille d’eau.
Lève la bouteille comme pour porter un toast, et boit.

— Et ben putain… Ça m’était jamais arrivé un truc pareil.

— Mais c’était quoi ? Vous avez avalé un truc de travers ?

— Non. Je sais pas. J’en sais rien.

— Vous pouviez plus respirer ? Une crise d’angoisse ?

— Peut-être. Je sais pas. Je connais pas ça, moi, l’angoisse.

Marianne la regarde. Elle a l’air d’aller mieux, d’être prête à parler.
Quelque chose d’immédiatement touchant et sympathique. Peu maquillée, elle a une beauté naturelle, des yeux taquins et les ridules de ces gens qui rient chaque matin.
Elle continue de fouiller dans son sac, tombe sur un vieux Mars écrasé.

— Eh ! Mais c’est Noël, là. Malheureuse en amour, heureuse en snickers explosés du jour !

Ah. C’est donc du cœur qu’il s’agit. Elle aurait pourtant tout pour plaire…

— Une femme ? Un homme ?

— Bonne question ! Bonne question ! répète-t-elle. Vous avez raison ! Pourquoi est-ce qu’on mettrait toujours la faute sur les hommes ? Les femmes sont tout aussi folles !

Marianne sourit :

— Un homme, donc ?

— Oui, admet-elle en riant. Enfin nan ! L’ex-femme d’un homme.

Marianne se rassied.

— Vous vous appelez comment?

— Marianne.

— Salut, Marianne. Moi c’est Lisa.

— Enchantée.

Lisa boit une nouvelle gorgée de son eau claire et tiède, entreprend d’expliquer : « Cette fille elle est pas fiable : une de ces filles qui se racontent des histoires, et finit par y croire, dur comme fer, avec œillères. Vous voyez ? »

Marianne approuve, regarde la lune, derrière le tag gris sur la vitre gravée. Lisa croque dans son mars desséché.

— Vous descendez où?

— Je descends pas.

— Vous restez avec moi jusqu’à Treptower Park?

— D’accord. Mais vous continuez l’histoire, alors.

Lisa sourit. Tend le Mars sec, que Marianne refuse gentiment. Lisa reprend.

C’était il y a quelques années. Kordula habitait avec un homme, Rafael. Ils avaient vécu une brève histoire, avaient emménagé ensemble, très vite, trop vite, et leur amour avait tourné court.

Après deux mois de vie commune, ils s’étaient séparés, mais continuaient de vivre ensemble, le temps pour Kordula de se retourner, et de trouver un nouvel appartement.

— C’était à elle de partir ?

— Oui, Rafael payait les trois quarts du loyer, et voulait garder l’appartement, se mettre en WG. Mais comme c’est un garçon gentil et patient, il était prêt à se montrer conciliant.

Assez rapidement, Rafael tomba amoureux ailleurs. Mais Kordula était toujours là. Occupée à séduire le nouveau collègue de Rafael, Marco, un Allemand d’origine italienne.

Il faut savoir que seule dans la rue, dans un bar, dans une association, jamais Kordula ne rencontrait d’homme.

Il s’agissait toujours d’hommes en relation direct avec ses ex-compagnons : frères, vieux amis, supérieurs, inférieurs, assistés, assistants, proches, lointains, vilains, méchants.

« Tutti frutti gelati. Pourquoi faire chaste quand on peut faire chier ? »

Rafael, de son côté, voulait offrir un toit à sa belle, mais se voyait obligé de lui imposer la présence de cette voix perchée, et des petites culottes qu’elle faisait sécher, exclusivement et ostensiblement, dans le salon.

Rafael voulut tout d’abord se montrer clément, et ne fit pas de remarques. Il savait combien il peut être compliqué de trouver un logement décent en quelques semaines.

Il demanda donc simplement à Kordula de poursuivre ses recherches.

Mais elle semblait avoir changé d’idée, à présent qu’elle n’était plus seule mais accompagnée du nouveau Marco, qu’elle avait pris dans ses filets.

Pourquoi ne serait-ce pas après tout au bon Rafael de se pousser un peu de là qu’elle s’y mette ?

Oui, certes, il était seul à payer les trois quarts du loyer ainsi que l’intégralité de la caution, mais cela n’était-il pas parfaitement normal ? D’accord, son amie était Bosniaque et sans papiers, mais quoi ? Etait-ce là des paramètres dont elle devait, elle, Kordula, se soucier ?

Elle qui avait tout simplement fait sa part du boulot, et plus encore : supporté que, sans son accord et naturellement, Rafael propose à Mileva de l’héberger, la lui impose en somme, lui impose leurs soupirs ravis de derrière la porte, de dedans le lit.

Et si tout cela n’était qu’un juste retour des choses ?

« Finalement, c’est bien toi qui me rends la vie impossible depuis trois mois, en me mettant à la porte, en me forçant à partir. Trois mois d’enfer que j’ai dû supporter bravement, sans broncher, en perdant du temps sur ces odieux moteurs de recherche… C’est donc à toi de me dédommager », lui dit-elle.

Dès lors, la guerre fut déclarée.

Rafael tenta de remettre les points sur les i. L’idée avait été définie, arrêtée, acceptée des deux côtés : Kordula s’était engagée à partir.

Mais cette dernière voyait désormais les choses autrement : cette guerre, c’était la sienne, il lui fallait marquer son territoire à présent.

Cet appartement qu’elle n’avait jamais aimé semblait être devenu son bien, sa propriété, son pays hors duquel il fallait bouter Rafael.

Dès lors, elle s’appliqua, mit de la créativité dans ses idées. Alla même jusqu’à dénicher un site Internet sur lequel étaient répertoriées les différentes horreurs à faire vivre à ses colocataires, pour récupérer le loyer.

Comme, et de manière non exhaustive :

– S’introduire dans la salle de bain lorsqu’ils sont absents ou endormis, et prendre leurs brosses à dents. Se les introduire par le bon bout dans les orifices les plus amusants, et les reposer ensuite proprement, dans le verre approprié.

– Ne pas manquer de prendre une photo de l’acte, pour relayer l’information par après, au moment le plus propice.

– Dès que possible, s’emparer du téléphone de la rivale désignée, celle pour laquelle Rafael est prêt à faire ce que jamais il ne fit pour Kordula.
Prendre le téléphone de Mileva, donc, et repérer tous les noms des femmes un tant soit peu proches, avec lesquelles elle parle allemand, ou anglais.
Bien sûr, il y aurait des frappes non chirurgicales et on ferait quelques ratées, mais qu’importe. Le principal était bien de faire : einfach weiter machen.
Une fois les cibles repérées, envoyer du téléphone de la belle, avec systématisme et application, un SMS larmoyant à chacune d’entre elles, pleurant l’impuissance fantasmée de Rafael : « Des semaines qu’on fait pas l’amour. J’en peux plus, je deviens folle. Il arrive pas, il peut pas, on a tout essayé. Même le viagra ça marche pas. Je vais me suicider. »

– Appeler le Finanzamt et déclarer chacun des impayés. Falsifier des documents, provoquer une saisie d’huissier.
(Se retrouver un jour devant les types venus forcer la serrure et se rendre compte avec horreur que ses propres affaires sont aussi concernées, et qu’il va falloir passer une heure pour départager, prouver, faire accepter ce qui est sien. Retourner sur le site internet pour laisser parler son agressivité dans un commentaire brûlant. )

Rafael finit par aller voir Marco, pour s’expliquer.
Le bel italien tomba des nues. Jamais il n’avait été question pour lui d’emménager avec cette fille dont il ne savait pas si elle aimait les épinards ou la pizza ? De toute façon, il se voyait à peine depuis trois semaines, et lui, il préférait Kathrina.

Dès lors l’issue était claire, et Kordula, n’ayant pas les ressources nécessaires, dût finir par capituler.

Rafael alla et vint dans la maison tout le jour, occupant l’espace, jouissant du salon, ne levant pas le pouce mais regardant les meubles valser sur les épaules des porteurs. Son chez lui se vidait enfin de toutes ces horreurs rose pâle, dorées, de tous ces artifices.

La dernière lampe en taffetas installée dans l’ascenseur, il était temps de refermer la porte sur cette sale histoire.

— Tu me rends la clef? murmura-t-il posément sur le palier.

Kordula bouillait mais tentait de rester digne.

Marco l’avait quittée la veille. Dans sa rage silencieuse, elle n’avait tout de même pas manqué de repérer ce Joseph au café. Un collègue de Rafael. D’une pierre deux coups, vengeance à venir en bonne et due forme.

Ambiance glaciale, glacée.
Elle lui tendit la clef.

L’ascenseur s’ouvrit pour en laisser sortir leur voisine de palier qui les salua chaleureusement. Ils répondirent sans se quitter pas du regard, encore en lutte.

— Tout va bien, s’enquit la voisine ? étonnée de tant de froideur.

— Oui, merci, répondit Rafael. Kordula partait, là. Elle s’en va.

Kordula lui lança un regard meurtrier, et se retourna alors, dans un dernier défi, adressa à la voisine son plus charmant sourire, fleurs dans sa voix de poupée, de fausse enfance:

— Vous avez reçu mon email ?

— Oui… Mais vous êtes toujours intéressée ? demanda avec appui la voisine, que les circonstances semblaient consterner.

— Bien sûr ! Comptez sur moi, et tenez-moi au courant !

Sur ces mots, fière et hautaine, elle claqua des talons et se plaça dans l’ascenseur, lançant un dernier sourire à l’adresse de la voisine, tout en évitant soigneusement l’expression consternée de Rafael.

L’ascenseur partit, Rafael aurait voulu hurler de joie comme il s’était imaginé toute le journée qu’il le ferait, appeler Mileva, la faire tourner, se précipiter dehors chercher du champagne.

Au lieu de cela, il se dirigea lentement vers la voisine :

— Vous avez été témoin de ce qui s’est passé là, écoutez, j’en suis vraiment navré. On a de vrais différents, comme cela peut arriver quand on vit ensemble un moment, et voilà, maintenant c’est terminé, mais j’ai besoin de m’assurer de… j’espère que vous comprenez… c’était quoi, là, de quoi est-ce qu’elle voulait vous parler?

La voisine articula lentement.

— Mon ami et moi on va déménager. Elle en a entendu parler, nous a fait une proposition.

Rafael déglutit.

— Elle vous a fait une proposition ?

— Elle voudrait reprendre l’appartement.

Vision du petit matin.

Rafael et Mileva, dans les bras l’un de l’autre, à l’ombre des bambous du balcon, dans la chaleur de l’été.

Plus de bruit de voiture, on est côté cour, celle à laquelle seuls les enfants et les oiseaux ont accès.

Rafael durcit au contact des adorables fesses de Mileva, qu’il pénètre doucement, amoureusement, pour lui dire bonjour. Elle est éveillée et brumeuse, endormie et amoureuse, plongée dans le désir et l’envie.

Ils font l’amour et il lui mord la nuque, le haut du dos, là où la peau est tendre. Elle se retient de crier, mais en vain, et leur amour infiniment se répète dans l’écho des murs alentours.

Transport, sueur, union, quand soudain, éclair, quelque chose de blond, de jaune pâle, et un rose trop présent. « Joseeeeeeph… Je m’ennuieeeeee… »

Sur le balcon concomitant, Kordula. Kordula en peignoir de velours, ses joues de fermière essoufflée, et sa tasse de chicorée.

Kordula. Voisine. Pour l’éternité.

Rafael voulut rester digne, dans sa tentative de faire comprendre à la voisine qu’il ne fallait pas, qu’il n’était pas envisageable que Kordula emménage sur le même palier. C’était tout simplement impossible.

La voisine le regarda sans mot dire, presque avec suspicion : sans doute Kordula lui avait-elle raconté par le menu la vie qu’elle s’était inventée.

— Écoutez, je ne vous demande pas de me croire, ou de m’écouter, je ne veux pas rentrer dans des détails sordides qui n’intéressent plus personne. Je vous demande juste d’avoir la gentillesse de m’informer du moment où l’appartement sera sur le marché, afin de pouvoir de mon côté réagir aussi. Balle au centre. Vous ne prenez pas parti.

Au bout d’un moment, la voisine hocha de la tête. D’accord.
Rafael respira. Et retourna à une Mileva tremblante.

— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— La voisine a joué le jeu, et comme Kordula n’avait pas les fonds, pas l’argent, et que Joseph, pas fou, ne voulait pas s’installer avec elle, son dossier n’a pas été retenu.

— Et Rafael ?

— Il a vécu un an avec Mileva, jusqu’à l’été d’il y a deux ans, où elle s’est fait écraser devant chez eux par une voiture. Un homme qui sortait de boîte et retournait à Halle.

Marianne se tait.
Rencontrer ce Rafael, partager sa douleur.

— Et Kordula ?

— Kordula, elle s’est trouvé un nouveau type, Timo, un mec qui était à l’école avec Joseph il y a vingt ans. Ils l’ont croisé l’année dernière dans une soirée alors qu’ils étaient encore ensemble.

— Donc elle n’est plus avec Joseph ?

— Non ! Justement ! C’est moi qui suis avec Joseph ! Ils sont restés ensemble deux ans, jusqu’à ce que Joseph craque complètement. Quand nous nous sommes rencontrés, il était prêt à se jeter sur les rails du Ring !

— Vous êtes ensemble depuis combien de temps ?

— Quatre mois.

— Donc tout s’est bien terminé, finalement.

Elle soupire, fait un pauvre sourire.

— Peut-être, oui…

Elle regarde son téléphone.

— On le saura bien assez rapidement…

 

RingbahnCe texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!

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Auteur·e

etageres