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Ronde du Ring (III sur V)

 

III

 

Rafael reste seul.

Le wagon s’est rempli.

Il y a un type avec une caméra qui filme deux femmes qui écrivent, ordinateurs portables sur leurs genoux. L’une répond à ses questions dans un allemand parfait, à l’accent italien chantant. Elle explique s’être donné pour défi littéraire d’écrire vingt-quatre heure non stop sur le Ring.

Les gens ont vraiment rien à foutre de leur week-end, c’est dingue.

 

Kordula.

Qu’est-ce qu’on a bien pu lui trouver à cette fille ?

Une enveloppe colorée, quelque chose de brillant, de doux, avec des fleurs, des  gilets roses. Incroyable de facilité, dans un sens. Cette voix… cette voix dont il aurait fallu se méfier.

Quand on ne sait pas poser sa voix, c’est qu’il y a forcément un problème, non ?

Et ces cicatrices, sur sa peau, qu’elle masquait. Venues là toutes seules, grandies comme des chenilles de chair, se boursouflant avec les années, dessinant sur son corps des formes arabesques et gonflées ; témoins de quoi ? du poison qui la ronge, cette folle ?

Le piège du déni, le déni du piège…
Ou pire encore : si elle disait vrai ?

Sa manière doucereuse d’approcher Lisa, de lui souhaiter tout le bonheur. Tout le bonheur avant le grand chantier ? Tiens prends ça dans les dents mon enfant ! J’en ai un ! Et avec ton homme ! Qui est encore le mien !

Il existe des mots pour qualifier ce genre de personne.
Vibration dans sa poche.
Il sort son téléphone. Rien.
Et pourtant : tremblements.

Ce n’est pas son téléphone, non, c’est sa voisine.

Une jeune femme assise près de lui, peau diaphane et cheveux châtains coupés très court. Habillée pourtant d’un épais manteau, qui devrait la protéger du froid.

Nouveau frisson.
Rafael la regarde, cette fois avec insistance.

Son mascara coule, venant souligner l’amande de ses yeux d’un marron foncé. Il remarque ses mains, petites, fines, gantées de mitaines en laine noir, d’où dépassent les extrémités de ses doigts rougis par le rongement des peaux, maintenant que les ongles laissent perler le sang.

Tremblement.
Cela en deviendrait presque irritant.
Qu’est-ce qu’elle a ? Parkinson ?

Il s’étonne de sa soudaine mauvaise humeur envers cette femme qui ne lui a rien fait, cette étrangère qui lui fiche la paix.
Et s’aperçoit alors qu’elle pleure, cette jolie voisine, qu’elle se retient de pleurer.

Une longue nuit sans doute. Elle n’a pas l’air particulièrement fraîche, évite de croiser les yeux des voyageurs, fuit les regards, fixe un point mouvant par la fenêtre, qui l’accompagnerait dans sa course et dans celle du train.

— Vous avez froid ?

Elle ne l’entend pas.

Il répète. Elle le dévisage sans comprendre.

Pas Allemande.

— Are you cold ?

­­— No I’m completely drunk.

Ah. Bourrée. Tout va bien alors.

— Vous êtes pas d’ici ? Vous êtes perdue ?

— Non. Non, non. Pourquoi vous dites ça ?

— Je sais pas. Vous tremblez, vous avez pas l’air bien, je me suis dit que…

Elle tourne la tête. Semble déjà ne plus s’intéresser à lui. Recommence à s’acharner sur une croute sanglante du pouce gauche.

Il lui a tapé sur la main. Par réflexe. Il s’en veut déjà et le regard courroucé qu’elle pose sur lui le gêne… le trouble.
De grands yeux marrons. Marron profond.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Pardon, je suis désolé, ça a été plus fort que moi. Vous devriez pas vous ronger les ongles, comme ça.

Tremble à nouveau. Entre ça, et le roulement du train, à quand l’amour sur la machine à laver ?

— Vous allez où ?

— Je sais pas.

— Comment ça ?

— J’en sais rien je suis juste montée. Il fait le tour, non, c’est ça ? Pardon, je suis complètement bourrée. J’arrive pas bien à parler.

Elle ouvre la bouche et la referme, comme un fennec. Il n’a jamais vu de fennec mais c’est ce qu’il s’imagine qu’un fennec ferait. Ce geste, comme celui qu’ont les chevaux pour sentir les phéromones alentour. Flehmen. C’est ça. Histoire pour les mâles de repérer s’il y a de la femelle dans le coin. Et inversement.

— Y a des langues avec lesquelles ça passe pas. Quand je suis bourrée, quand il fait froid. L’anglais, c’est pas facile. Y a trop de consonnes.

Elle regarde par la vitre.

— On est où, là ? Berlin Ouest ou Est ?

— Est. Encore. Mais vous avez un endroit où rentrer ?

— Non.

Elle tremble de plus belle.

— Si. J’en ai deux.

— Deux ?

— Oui. Donc j’en ai pas. « J’en ai pas, j’en ai plein », dit-elle en français. Comme Romain Duris, dans le film. Tu connais ?

— Non. Vous êtes française ?

— Ouais, ça s’entend pas ?

— Si.

— Bah voilà.

Elle sort de son sac une mini-bouteille de vodka, de celles qu’on trouve dans les Späti. En boit une gorgée, la lui tend. Il accepte, boit. A son tour de frissonner.

­— Pouah ! Elle est dégueulasse, cette vodka !

— Ça se voit que je suis déchirée ?

— Un peu ouais. Mais on est à Berlin, tout le monde s’en fout.

— Je me suis barrée.

Il approuve. Oui. On le devine.

—J’ai bu que du vodka club mate. Je remarquais rien, je tenais tout, et tout d’un coup ça m’est monté à la tête, j’ai vu que je maîtrisais plus rien alors je me suis barrée.

Il reprend une gorgée, lui tend à nouveau la bouteille.

— Ça fait un mois que je suis là.

Elle raconte.

Un homme, fascinant, un poète, un prince errant, qui vit dans une WG, avec des étudiants. Dans sa chambre, des livres jusqu’au plafond, en toutes les langues. Dans sa cuisine, une grande table en bois, des fauteuils de cuir souple, une bougie, même au petit matin, et la radio, du jazz.

Du thé fumant dans des bols.

Mèche rebelle sur ses yeux noirs, perfection du cliché.

Sa manière de parler, trop rapide et ses discours, trop longs.

Et malgré tout, elle : fascinée.

— Fascinée par quoi ? Je sais même pas s’il les a lu, ces livres.

Des jours, des semaines, sans baiser.

Il ne la touche pas.

Elle est venue s’installer, il lui a donné sa clef.

Le matin, elle boit son thé seule, dans la cuisine. Il dort, dans le lit par elle chauffé, le dos tourné. Un mur.

Des jours, des semaines, sans baiser.

Il ne la touche plus, depuis qu’elle est venue, ne caresse plus sa peau. Il lui sourit, lui parle, des heures, tandis qu’elle se consume.

Elle ne dort plus.

Elle écoute sa respiration, écoute ce ronflement régulier, qui ne la berce pas mais lui transperce le cœur. Elle jalouserait même cet air, cet air qu’il prend, qu’il inspire, cet air qui entre en lui, qui emplit ses poumons, participe de lui, lui permet d’être, de vivre.

Il n’a pas besoin d’elle. Il dort. Elle ne dort pas.

Il ne la désire pas.

Elle le regarde dormir. Des heures. S’endort dans un sursaut, se réveille, se souvient. Coup au cœur.

Il est là, à côté de moi. Il ne me baise pas. Il se refuse à moi.

Elle le caresse, parfois. Des heures durant. Un désir mécanique le prend. Quelque chose de l’ordre du réflexe, son sexe dressé comme une plaie à l’index, que le jus d’un citron vert viendrait irriter.

Il bande, et ne la baise pas.

Elle sort, quitte l’appartement, hésite à laisser les clefs, mais ne sait pas où aller. Elle sort, arpente Berlin, qu’elle ne connaît pas encore. Les cils collés du mascara qu’elle n’a pas démaquillé depuis des nuits, le fond de teint collant sur sa peau. Belle et orange.

Un trait d’eye liner en plus, pour retrouver de l’épaisseur aux paupières, ôter un peu de cette transparence.

Insomniaque, oui, insomniaque de désir.

Elle se rappelle ce papillon, qu’ils avaient apprivoisés.

Elle avait dix ans, était la plus âgée de ses cousins. Ils l’avaient trouvé sur une pierre au soleil, l’avaient pris par les ailes, posé dans le creux de la main, emmené dans la salle à manger, placé sur la plus grosse fleur.

Le papillon volait de bouquet en bouquet, et jamais ne partait, malgré l’été, et les fenêtres grandes ouvertes.

Les enfants l’attrapaient, doucement, délicatement, entre deux doigts, pour lui faire des baisers.

Mais bien vite, elle s’aperçut qu’il laissait sur leurs doigts des dessins irisés, du bleu, de l’émeraude, du violet. Un conte de fée tracé à même leur peau, par la poudre de ses ailes qu’il leur abandonnait. Tant et tant qu’il finit par ne plus pouvoir voler : les ailes devenues transparentes ne le supportaient plus, et il mourut, des éclats de couleur qu’il leur avait offerts.

 

Elle marche, fait passer son énergie désespérée par le pas, par le battement du pavé.

Épuisée, à bout, mais jamais assez. Jamais assez pour s’arrêter, jamais assez pour pouvoir se poser, respirer, se calmer, revenir à elle-même.

C’est cela, oui. Elle ne s’appartient plus. Il la possède, sans la posséder.

Il la domine, sans la pénétrer.

Il la frustre, l’assèche jusqu’à la moelle.

Elle avance, elle a décidé d’avancer.

Jusqu’à trouver, jusqu’à se décider.

Cet autre homme, ce grand, ce fort, ce bel homme qu’elle a négligé. Ce bel homme auprès duquel, peut-être, se réfugier. Boire un verre d’eau. S’asseoir. Souffler. Souffler, bon Dieu. Depuis quand n’a-t-elle pas respiré, elle ?

A présent, le dilemme.

La déchirure.

Lequel?… Lequel?

Assise sur le banc en bois sur la terrasse du bar, elle regarde le petit matin perler sur Berlin.

Ce ciel trop rose, ce ciel trop violet.

Le bel amant est assis près d’elle, les yeux rendus minuscules par la fatigue, l’alcool, le doute.

Il ne comprend pas : ni son attitude, ni ses choix.

—   Je n’en ai pas fait de choix, je n’en ai pas.
J’ai l’impression d’être dans une pièce tout de bois, et de chaque mur partiraient plusieurs dizaines d’épais cordages, qui viendraient se croiser, s’entremêler, se mélanger en nœuds multiples au milieu de la pièce, précisément là où je suis.
Et je sais qu’à chaque pas que je ferai, forcément, je toucherai une des cordes, et qu’elle sera directement liée à l’un de vous. Je ne sais pas lequel de vous et je ne sais pas quelle direction prendre pour ne pas vous toucher, pour ne pas que l’une des cordes vous arrache la poitrine et le cœur. Je ne sais pas si je me trompe ou si j’ai raison. Si je me fais des illusions. Je suis prisonnière en liberté au milieu de cette pièce, et ce sont mes pas qui vous blessent.

Il est revenu. Celui d’avant, le poète, le prince errant. Évidemment. Éternelle ronde des amours. Mais que promet-il ? Quelle est cette manière d’aimer ?

Et maintenant qu’elle a goûté à l’amour de l’autre, comment s’y refuser ?

Elle ne sait plus, elle est incapable de savoir. Elle ne sait plus qui l’aime, qui lui ment, qui se raconte des histoires. Elle sait juste qu’elle est ivre, perdue, déchirée. Alors elle part.

Prend ses affaires, n’ose même plus lui embrasser le front.

Voudrait lui dire qu’elle l’aime, en est incapable, ne sait plus à qui appartiennent ses propres mots, si c’est bien d’elle-même qu’elle parle.

Elle part, se sauve, traverse l’Oberbaumbrücke.

Le rose s’est mué en matin, le soleil se lève sur la Spree. Warschauerstrasse. Le S-Bahn.

Monter dans le S-Bahn et ne plus jamais en descendre. N’était-ce pas là l’un de ses vieux fantasmes ? Prendre un bus et ne jamais en sortir ?

Fuir, acheter une Tageskarte, prendre le S-Bahnn et tourner en rond pour de bon.

Plus de choix, c’est un autre qui conduit, moi je suis simplement à bord, je me laisse mener, prendre, entraîner. Enfin. Par quelqu’un qui sait.

Alors voilà. Voilà ce que je fais là.

— T’es montée où ?

­— À Ostkreuz.

— T’as presque fait un tour complet, déjà, du coup.

— Peut-être. Sans doute. Je m’en fous.

— Je descends là, moi.

­— On est où ?

— Tu vas voir.

Il lui prend la main, et elle se lève, docile, gentille, obéissante. Sage comme une image.

Elle émet un petit rot, qui la fait soudain rire, et ils sortent ensemble du train, la main dans la main.

 

DB77807

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!

 

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Auteur·e

etageres