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Ronde du Ring (II sur V)

II

Lisa.
On est où là ? Schönhauser Allee.
Le Ringbahn, pour rejoindre Ostkreuz.
Il est quelle heure ? Pas onze heures. Elle doit encore être à la maison, il a donc trente minutes devant lui.

Chaleur du S-Bahn, enfin.

Bien calé à côté de cette femme aux seins tombants. Quelque chose de rassurant, mais surtout de confortable. Un corps moelleux, une chaleur.

Comme celle de son amie Sabrina, qui s’endormait sur les canapés de chaque soirée.

Venir se blottir contre elle et se glisser ensemble dans la pile de costumes délaissés depuis laquelle regarder les autres danser, hurler, rire, se monter les uns sur les autres, bien cachés dans le linge vieilli, usé, sentant le placard et le grenier, et dormir.

On lui tape sur l’épaule.

— Hé ! Joseph ? Ça va?

Ce grand sourire franc, cette accolade… Il le connaît. Il le connaît pourtant.

— Raf ! Ah ! Pardon ! Pardon, mec.

Rafael rit.

— Pas de problème. Mal dormi ?

— Non, non, très bien dormi en fait. Très bien dormi…

Rafael le regarde, par en dessous, tout en se roulant une cigarette.

— Tu vas au boulot, là ?

Joseph réfléchit :

— Euh.. Non ! Non, non. Je suis off, aujourd’hui.

Rafael paraît surpris :

— Bah qu’est-ce que tu fous ici alors ? Il est vachement tôt ! Tu rentres de soirée ?

Joseph ouvre la bouche, veut parler du marché, du prix des avocats, mentir nonchalamment, mais seul un hoquet étranglé s’échappe de sa gorge. L’émotion le submerge.

— Hé ! Mon vieux ! Ça va ?

La voix trop suave de l’annonce des stations et la sensation d’avoir les jambes qui flanchent. Ce tremblement sous ses pieds, ce n’est pas la terre, juste le roulis du train.
Soudain, il se souvient : Rafael aussi, avec la folle. Un frère, dans l’adversité. Qui pourrait l’aider…

Il réunit ses forces, pousse sa voix cassée :

—   C’est Kordi !

—   Quoi Kordi ?

—   Je l’ai vue ! Elle est enceinte de moi !

— Quoi ?

— Elle m’a appelé ce matin, elle voulait me voir, on s’est vus, elle est enceinte, elle est enceinte de moi, mec, je fais quoi ? Qu’est-ce que je peux faire ! Je veux pas de ça, pas avec elle, pas avec cette dingue ! Je peux pas!

Rafael le regarde. Tente de comprendre, mais Joseph parle beaucoup trop vite. Il lui pose d’autorité la main sur l’épaule. L’arrête, le stoppe dans son élan.

— T’as couché avec Kordula ?

C’est au tour de Joseph de le dévisager.

— Bah oui ! Bah bien sûr !

— T’as trompé Lisa ?

Joseph se dégage.

—   Mais non, pas avec elle ! Kordula, c’était avant Lisa, putain! C’était y a une éternité, c’était l’année dernière putain d’sa mère! L’année dernière ! Et cette espèce de malade m’a rien dit! Elle s’est rendu compte de rien ! Enfin ça c’est ce qu’elle raconte. Je sais même pas de combien elle est enceinte ! Je sais même plus mais putain… ça fait des mois… ça fait des mois bordel….

—   Mais ça se voit pas ?

—   Bah je sais pas. Nan. Enfin j’ai pas vu…

Rafael soupire, tandis que Joseph s’assied.

La femme aux seins lourds est partie. Rafael s’assied avec lui.

— Lisa. Elle est au courant ?

— Non. J’y vais, là.

Rafael hoche la tête. Ils regardent dans le vide, devant eux. Le spectacle des pigeons picorant sur le pavé gris de la station Schöneberg.

Deux géants à bonnet, pantalons baggys, gants de ski, se marrent en regardant un minuscule écran.
On est où, là? Dans la vie de qui ?

— Elle est folle, Raf, tu le sais toi aussi. Je peux pas la laisser faire ce truc, je peux pas avoir un enfant de cette fille. Je peux pas faire ça à Lisa, je peux pas me faire ça à moi.

— Et Timo, il en dit quoi ?

— Il la touche plus depuis qu’il sait. Il dort sur le canapé.

—   Tu m’étonnes.

—   Elle est tarée, je te dis. En plus elle est tout le temps sur Tinder ! Même ce matin, en m’attendant, elle matait Tinder ! Sérieux ! A neuf heures du mat’ devant le café ! Si ça se trouve, il est même pas de moi ce gamin !

Redressement de la tête, vivant espoir.

—   Eh ! Mais c’est vrai ça ! Si ça se trouve il est pas de moi !

Joseph se tord la nuque, tel un pigeon contemplant le ciel et cette nouvelle éventualité.

—   Tu penses que c’est ça ? Tu penses qu’il est pas de moi ?

—    Comment tu veux que je sache répond Rafael en haussant des épaules.

Les r roulant de Mileva qui lui chantait un tango sarcastique et slave, sur lequel onduler des hanches.

Ra Ra raspiči samo dobre opiči…

— Mais non, non, je pense pas, non, ajoute-t-il doucement.

— Non ? Comment tu peux en être sûr ? Elle me fout devant le mur, là, au pied du truc, le fait accompli. Il me reste quoi, moi, comme choix ?

— Vous en avez parlé ? Elle dit quoi ?

Joseph déglutit.

— Rien, j’étais trop choqué. Mais faudrait que je l’emmène faire un test de paternité direct. Je peux croire à rien de ce qu’elle dit, elle raconte n’importe quoi cette meuf.

Le démarrage lent du train, roulis routinier, régulier.

Mileva. Et la façon qu’elle avait de scruter les rails, lors de ses voyages en train, pour tenter d’y apercevoir un étron, tombé des toilettes du wagon.
Ses réveils d’une morsure dans le cou.
Ses petites bouteilles de piment qu’elle se faisait envoyer du Brésil et dont elle parfumait tout, même les pommes.

— Mais déjà, c’est quoi ce truc de toujours sortir avec le pote de l’ex ? Nan ? C’est complètement tordu dès le départ !

Rafael acquiesce.

— D’abord toi, puis moi, maintenant Timo…

— Avant Timo, Marco, précise Rafael.

— Sérieux ? Marco aussi ? Putain je le savais même pas, ça, tu vois ! Mais elle nous a tous fait, alors ! On devrait commencer à se rendre compte ! Tous cons aussi ! Selbe Schuld ! Pas croyable, tout ça !

— Bah c’est sûr que Timo il aurait pu commencer à sentir le roussi.

— Et avec ça elle Tinder tout ce qui bouge ! Qu’est-ce qu’on lui trouve à cette fille ? Qu’est-ce qu’on lui a trouvé ?

Ils plongent dans le silence. Les tags colorés à côté du Bauhaus, à l’arrivée de Berlin-Halensee.

— Eh mais ! J’ai carrément raté mon arrêt !

— Tu voulais descendre où ?

— Bah à Ostkreuz ! Merde ! Je suis complètement de l’autre côté, là ! Je fais comment ? Lisa va bientôt partir bosser ! Il faut absolument que je lui parle !

— Sors à la prochaine, mec, sors à la prochaine et prends n’importe laquelle des trois lignes qui traversent, là. Sors, sors, et appelle-la !

— Okay !

Paniqué, il le regarde, incapable de bouger.

— Okay, okay.

— Sors, mec !

— Oui !

— Sors !

Les portes se referment sur lui, manquant d’arracher un bout de son anorak jaune, il est sorti, il est parti, il a disparu.

 

 

 

 

 

 

 

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!

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Auteur·e

etageres