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Se souvenir des mots nouveaux

« How are ya, love ? », et je me souviens de ce taxi londonien qui m’avait attrapée dans la rue, perdue et ravie de l’être, à six heures du matin, avant que je ne retrouve ma partner in crime préférée pour se goinfrer de crèpes, dormir dans les parcs et choquer les Chipriotes.
Mais combien les mots résonnent différemment maintenant que c’est lui qui me les dit.

 

« Strapontin » et je réalise que j’ai beau être parisienne de naissance, il m’en manque encore, en bonne expatriée, la pratique.

 

« Teuf ». J’ai douze ans et on m’y invite. Ingratitude de cet âge ignorant : je fais une moue tremblante mais méprisante, hausse les sourcils pour me donner de l’assurance, et réplique, d’un air désenchanté : « Bah pourquoi faire ? »

 

« Senf ». Je suis chez le médecin. Elle me demande ce que j’utilise comme savon pour ma peau irritée qui aurait besoin d’un liquide bien gras. « J’utilise ce savon français qui est très bien, je l’utilise depuis des années. » Long regard du médecin. Silence. Puis : « Je ne pense pas que c’est cela que vous vouliez dire. »
Je m’aperçois alors avec effroi qu’au lieu de dire : « Ich benutze diese französiche Seife », j’ai dit « Senf. »
« Senf. » Moutarde, donc. Nouvelle vision de la Française dans son bain.

 

«Je te kiffe ». J’ai quinze, une mini-jupe et des sandales à talons-ressorts particulièrement propices à escalader les rochers de Bretagne. Il a deux ans de plus que moi, des boucles brunes, et dans sa bouche, cette expression que j’avais bannie de la mienne devient onctueux caramel.

 

« Brag ».
Il y a un fauteuil en cuir, une bougie, un couloir étroit, des photos de pays inconnus aux murs, petites, alignées, discrètes, et du jazz à la radio. C’est le matin.
« I don’t mean to brag, dit-il, but this place might just be the best in the whole bloody Kreuzberg. »
Je m’abandonne au petit matin.

 

« Zincou. »
Tout le monde se prend dans les bras, accolade dans le dos, geste secret et connoté de la main. Zincou, et les accents chantants du Sud que je ne connais pas. Un monde s’ouvre à moi. Je n’ai pas dix-huit ans, et je découvre ce que c’est que de grandir en France, moi qui ai été longtemps exilée.
Zincou est pour moi le sésame, l’appellation ultime par laquelle désigner ceux qui sont notre clan.
Des années plus tard, marchant dans un couloir et ne pensant à rien, je suis brutalement frappée de compréhension: Zincou n’était que le verlan de « cousin ».

 

« TroPi ». « Malgré la pilule ». Et ma voisine de palier fond en larmes.

« Verwahrlosung » – Nina Kraviz est dans les limbes, en négligé de soie.

 

« Condoléances ».
Je le connais, ce mot. Mais c’est la première fois qu’il m’est adressé. Je le hais, ce mot. Je hais sa facilité, la convenance à laquelle il appartient. Je hais son état dépourvu de toute émotion personnelle, son insupportable banalité, la convention qu’il exprime et qui fait s’ouvrir l’enfer sous mes pieds. « Condoléances », un filet troué, sur-utilisé, que l’on jette à la personne qui se noie sans que jamais elle ne puisse l’attraper.

 

– Comment dit-on « irgendwie », en Français ?
– Ça dépend de ta phrase… qu’est-ce que tu veux dire ?
« Irgendwie…  je t’aime ».

 

France, Cotes d'Armor (22), ile de Brehat, moulin a maree du Birlot -Arcouest

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Auteur·e

etageres