2012.
Lundi matin.
Premier lundi à Berlin.
Le week-end a été bon, comme d’habitude, peu dormi, beaucoup ri, beaucoup dansé, un halo de couleurs et de nuit pailletée qui nous reste au cœur.
Oui, mais…
Lundi matin.
Ok.
Et maintenant… quoi ?
Il est 8 heures, et je ne dois pas me lever.
Je ne dois pas m’habiller, prendre le métro, sortir dans la rue, courir attraper le bus, grimper sur mon vélo, pédaler à toute vitesse et manquer tuer la blonde, son chien et sa grand-mère, gueuler sur les voitures pour me mettre en voix, rire de cette gueulante, aimer cette course, cette liberté, ce souffle, cheveux au vent, précipitation, mouvement, appartenance, cohésion, intégration, et aujourd’hui… bah… dans mon lit. Encore.
Peut-être tout à l’heure m’arrivera-t-il un scénario, sur lequel travailler ? Un texte à corriger ? Article à rédiger ? Je ne le sais toujours pas.
Freelance, Hortense. Freelance – ma nouvelle route, brand new destinée.
Freelance à Berlin. Depuis vendredi soir. Freelance. Lundi matin.
Bon.
Ok.
Mon amour dort.
Lui aussi est freelance.
Ouais.
J’ai qu’à aller explorer un peu le quartier ? Certes, je le connais déjà vraiment bien, pour y avoir pratiquement vécu toute l’année écoulée. Mais quand même, première fois que j’y vis pour de bon.
Allez viens, on va aller se balader un peu.
La rue. Plaisir de la journée. Suffit de franchir la porte d’entrée pour immédiatement se prendre une bouffée de vie, se faire happer par cette énergie.
On est loin des néons au plafond qui grésillent, de la machine à café qui ronfle, du carrelage froid sur lequel résonnent les talons, des cartons jamais déballés dans un coin, des stores mécaniques se dépliant à chaque percée de soleil pour afficher les cadavres de mouches venues se faire prendre là, par mégarde, et y mourir d’un dépit chagrin.
En face de moi, sur la table en bois du Späti, la vieille voisine adorable et alcoolique, frêle créature toujours vêtue d’un foulard et de lunettes de soleil. Elle marche trop vite, bouge par mouvements saccadés, tel un pigeon, un moineau, une mouche.
Jamais au repos, jamais à l’arrêt. Et toujours s’enquiert de moi, de mon état de santé : « Vous allez bien ? Vous êtes heureuse? Triste? » Pour sortir ensuite et subrepticement de son manteau la bouteille d’Augustiner fraîchement achetée, sur laquelle ses doigts viennent laisser des traces dans la buée givrée.
Et comme une confidence chuchotée, à moi seule avouée, yeux brillants, délice du plaisir à venir : «Dieses Bier… ist der Hammer !»
A ses côtés un punk à chien, venu boire son jus d’orange du matin. Ils discutent sans s’écouter vraiment. Ont le temps. Partagent un moment.
On est loin de l’amertume du mauvais thé, de la nuit trop tôt survenue, de la solitude feutrée lorsque seul mon visage se reflétait dans l’écran trop brillant de l’ordinateur.
J’avance. Dans la rue des mères turques voilées, dont la langue me berce de cette mélodie particulière, de cette harmonie vocalique qui me fait tendre l’oreille, curieuse de ce qu’elles se disent et, en même temps, heureuse de n’y rien comprendre et de pouvoir ainsi mieux goûter au chant de leurs mots à d’autres destinés.
Les enfants tapent sur une construction en bois, les chiens se baladent sans laisse, la rue est calme et agréable, les adolescents envahissent les bancs.
Nuits d’hiver, lorsque mon vélo dérapait sur la neige, lorsque les flocons venaient exprès se poser sur le bord de l’œil, pour faire couler le mascara et laisser sur mes joues les traces d’un malheur enfoui, tu, caché. Le sac en équilibre sur le guidon, dans lequel un Iphone s’escrime à me hurler que je ne pourrai pas écouter ma musique tranquille, qu’il me faudra répondre, répondre encore, toujours, répondre à tout moment, décrocher, répondre, être là, oui ! présent !, à vos ordres mon caporal, connectée, connectée chaque instant.
J’arrive au marché. Fait quelques courses avec joie. Découverte de nouvelles saveurs, de nouvelles habitudes. Köfte, Cacik, enfin à portée de main !
Munie de mes sacs plastiques, je rentre alors à la maison, heureuse de ce tour de reconnaissance, de cette vie, des personnages croisés, des mets dégotés. On est quand même bien dans ce nouveau quartier !
J’arrive sur mon palier, passe le pas de la porte, joie, vois mon amour debout, levé, l’air endormi, heureux, qui boit son café, et soudain, terreur, abomination de ces sacs plastiques à la main, soudain horreur, consternation du poids de ces courses et soudain : « Nan mais… mais… mais ça va pas être comme ça tous les jours, hein ? Nan mais il faut que je te le dise, hein : je veux pas être une desperate housewife ! Hein ? Je veux pas être une housewife !! »
Mon amour me regarde avec des yeux gentils, mais ronds, se demandant quelle mouche peut bien encore l’avoir piquée, la petite Française.
– Mais de quoi tu parles ma belle ?
Confusion. Je ne sais plus ce que je veux dire.
C’est moi qui ai voulu sortir, aller faire un tour, moi qui ai eu envie d’acheter ce que j’ai acheté. C’est moi qui suis venue ici, moi qui ai fait le choix. Liberté. Je veux écrire, vivre, marcher, courir. Je veux avancer dans ma vie, pas dans la leur. Je veux reprendre mes quartiers, mes habitudes. Découvrir. Rêver. Arpenter. M’approprier.
Alors ? Que suis-je en train de crier ?
Mais tout de même cette peur au ventre, et les mots bafouillés :
– Non mais je sais pas, mais, je veux pas mais – enfin tu vois ?
Mes yeux le supplient de comprendre.
Il rit. Me prend l’un des sacs, et commence à ranger.
– Tu veux pas te taper les courses à chaque fois et avoir à tenir la maison c’est ça ?
Et ajoute tranquillement, en sortant de son pot un bon gros cornichon :
– Mais qui a dit que c’était à toi de le faire ?
Je réalise alors que depuis vendredi que je suis arrivée pour de bon, c’est bien lui, et lui seul, qui s’est occupé de tout. Lui qui a fait les courses, à manger, lui qui a lavé les draps, s’est occupé de moi.
Je respire.
J’ai changé de vie, laissé mon boulot, ma ville, mes amis, suis maintenant freelance à Berlin, amoureuse et en couple, mon lapin, mais je ne suis pas « Just call me Conchita ».