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Baby Angst

Mercredi frileux. Je me cherche un café où me réchauffer, où m’asseoir, où travailler.
Weserstrasse du côté où elle devient morne. Mon vélo cliquète sur les pavés, j’ai encore mis par réflexe mon lourd U de cadenas en travers sur le guidon, en équilibre précaire et tonitruant. Je tente de rester digne malgré ce vacarme insupportable qui me vaut les regards agacés de quelques passants.

La beauté du canal, de la vigne vierge qui grimpe en rougissant sur les palissades, sur les murs qui encadrent la rue.
Un éclair coloré, quelques coussins : un café. Des chaises, des tables – voilà ce que je cherchais. Se pelotonner dans un coin, se réchauffer, prendre un truc au gingembre, mettre plein de miel, attendre cinq minutes que cela fasse effet, puis sortir son ordinateur, ma sœur. Je suis frigorifiée.

Neukölln.
Et pourtant que se passe-t-il ?
Pourquoi la porte reste-t-elle désespérément ouverte aux courants d’air, faisant s’éteindre les bougies, refroidir les cafés ?

C’est pour mieux faire passer les poussettes, mon enfant.
Les poussettes ? A Neuköln ? Que se passe-t-il ? Prenzlauer Berg aurait-il gagné du terrain ?

Moi qui me croyais tranquille, installée dans ce petit coin, voilà que mes tympans se font régulièrement transpercer par des hurlements de joie, d’effroi, d’exigence d’attention.
Mamaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !
Oh bonne mère…

La porte, bon Dieu, la porte !! Il fait froid les gars !
Oui, je sais que vous avez les mains prises, le petit, accroché derrière et qui dort encore (mais pour combien de temps?), et les deux de devant qui tirent, à la force de titans ; et les sacs, et le cartable du plus grand, et les gâteaux, et les cadeaux, et… oui je sais que vous êtes crevées par les nuits blanches qui se suivent et se succèdent et jamais n’en finissent, et que partout avec vous cris, et chaos, que refermer la porte du pied ne vous vient même plus à l’idée tant le petit dernier geint et pleure et se désole, mais quand même ! La porte, les gars ! On est à Neukölln ! Il fait froid !
Chui venue travailler moi!… Y en a qui bossent ! On peut pas rester tranquilles entre chômeurs, entre prétendus artistes, entre étudiants, entre hipsters ? Non ? On peut pas cuver son vin de la veille en toute sérénité? Boire son premier café à 14h dans le calme ? Non ? Z’avez vraiment aucun cœur ?

Le péril jeune

Je regarde ces mères, ces enfants.
Presque aucun homme.
Je pense à mes amies qui ont donné naissance cette année.
Moi qui étais venue à Berlin pour retrouver l’énergie qui manquait à mes nuits parisiennes, me voilà entourée par surprendre, bam ! zac ! paf sans transition ! par une ribambelle de nouveaux-nés.
Des bébés partout ! C’est l’péril jeune !
Ces amies que, il y a quelques mois encore, je me régalais d’observer sur la piste de danse, tant elles déployaient de fougue et d’enthousiasme échevelé, les voici qui ne sortent plus après 18h et ne boivent plus de café; elles qui étaient mes confidentes, voilà que je ne peux plus terminer une phrase à leur côté: Oui mon chéri, oui, oui, tu es beau, tu es beau, mon amour.

Et alors quoi ? On va tous y passer ? Moi aussi ? Un jour, bientôt ? Est-ce là le destin, la fatalité ? N’être plus qu’entre femmes à l’heure du thé, passer sa journée à ramasser le jouet tombé encore coulant de fraîche bave et bravement continuer à sourire ? Ou alors être une mère indigne mais se la couler douce ? Se mettre du persil dans les oreilles et Attends mon trésor, tout à l’heure, Maman déguste son mojito, là.

Je me sens envahie, cernée, entourée.
Des bébés partout, je te dis.
Et alors, quoi ? Plus de débats ? Plus de conversations ? Expliquer par le menu les progrès, les constatations ? C’est le stade où ils commencent à voir à plus de 50 cm, donc il est fasciné par les ombres: regarde.

Devant moi trois femmes, collées autour d’une minuscule table en bois, quatre bambins et un bébé.
Je les observe. Une perte de quatre phrases sur cinq. Le temps de ne rien dire, de ne rien terminer.

Qu’adviendra-t-il de nous ? Y survivrai-je ? Ou moi aussi gaga gâteau loin de toute dignité de toute conscience de moi deviendrai-je alors la risée de ceux qui sur ce fauteuil m’auront remplacés ?

Le bébé que sa mère porte dans ses bras surgit de devant son épaule, contre sa nuque et me regarde droit dans les yeux, franc, direct, incroyable de témérité et de vie. Que me regardes-tu ? Ne sais-tu pas que depuis tout à l’heure sur ta mère et ses amies je peste et n’ai de cesse de te maudire, toi et les tiens, d’intérieurement vous incendier ?

Même pas peur.
Continue de me fixer et me sort un de ces sourires foudroyants.

Je sens mon cœur fondre, et me surprends à rire, à rire toute seule et à haute voix, dans ce café où ma voix se perd dans les cris des petits réunis.

Je ris, et le bébé rit avec moi.
Éclair de ses yeux, complicité immédiate, spontanée, évidente, qui a toujours existé. Nous nous marrons ensemble, ravis et copains pour l’éternité, et la mère se retourne et me sourit aussi, femme lumineuse, et éminemment sympathique.

Ouais. On est quand même vachement bien là, dans ce café envahi par la vie.

 

 

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Auteur·e

etageres