Il me réveille. Je l’aime. Qui est-il ? Comment s’appelle-t-il ? Je l’aime. Oui! Je l’aime et connais son nom.
Il me réveille.
Y en a un autre dans le salon.
Je l’aime.
Aussi ?
C’est qui ?
C’est le même ?
Ils n’ont qu’un seul nom ?
Mais non. Mais non non non.
C’est un autre amour, mais lequel ?
Dans le salon ? Ca y est. Je sais:
Dans mon lit, là, mon amour, et dans le salon, mon ami. Mon amour avec qui je vis, et mon grand ami de toujours.
Je me réveille. Quel jour ? Samedi. Oui. On faisait la sieste. Avant d’aller voir qui ? Les amis. Les autres. La bande. Oui. Je les aime aussi.
Et l’une d’entre elle repart. Ce soir. Pour six mois. Laissant derrière elle son amour, de six mois aussi.
Je me réveille. Confusion du sommeil lourd, de la sieste chaotique. Profondeur, engourdissement de la sieste, du sommeil hypnotique.
Par trois fois cette semaine, la fatigue des nuits courtes aidant, ce même flou, cette même impression : deux visages se superposent, et je ne connais plus leurs noms. Seule cette unique intuition : tu les aimes, tu les portes en ton cœur, qu’ils soient deux ou unis, unique ou réunis, tu les aimes, ils sont ta vie.
Ma vie ? Mais laquelle ?
Celle d’hier, celle d’aujourd’hui ?
Mon amour et mon ami.
Il est venu me voir, venu me rendre visite, nous qui ne nous voyons plus, nous qui nous voyions tous les jours.
Il m’écrivait des lettres à la main qu’il venait déposer sur mon palier, sous ma porte bleue.
Et aujourd’hui, séparés.
Je ne vis plus à Paris, il ne sait pas où il vit. Il dort aujourd’hui sur mon canapé.
– Amélie, ça va ?
– Oui. Nan. J’suis fatiguée. Je vais rentrer. Demain mon ami part en France.
– Et tu pars pas avec lui ?
– Mon autre ami. Mon très bon ami. Pas mon amour. L’autre.
Je me réveille, et je sais qu’il y a dans l’appartement deux hommes que j’aime, dont je ne connais plus le nom. Je ne sais plus qui j’aime comment, depuis combien de temps. Je sais juste combien il est bon d’avoir chez soi ces voix, ces rires, ces habitudes du passé. Les mêmes souvenirs. Les mêmes amis. Eux aussi partis, tous, tous éparpillés.
Où sont-ils, les mercredi soirs à dormir à 5 dans 4 mètres carrés ? Les petits matins ivres à la fac ? Les fou-rires de l’après, à tout se raconter, lorsque l’homme est parti, et que l’ami pour le café l’a remplacé ?
Mais est-ce bien le changement de ville qui ce bouleversement cause ? Le déplacement, la nouveauté, recommencement de l’amitié ? N’y a-t-il pas là un phénomène distinct, une explication différente ?
La trentaine, mon ami, et oui, tapé dans la moule et dans le millénaire.
2014, la vie, et les ventres arrondis.
Le taff, le boulot, le bébé, le mari, le mec, le couple, le nid.
Passionnant, cool et funky, car sinon, que diable viendrions-nous y faire et y rester ?
Faites vos valises, vos bagages, rien ne va plus. Partez, rejoignez l’autre, partez, recommencez, partez, fondez, fondez.
Et n’est-ce pas, au fond, très bien ainsi ?
Que dirions-nous d’une vie coulée dans le marbre, dans le bitume des trottoirs où nous botellónions ?
Que dirions-nous si condamnés à boire l’éternel même cocktail d’attentes et de déceptions, si rien n’avait changé, bougé, rien évolué?
La brume se lève sur Berlin, mon ami est reparti, mon amour est dans le lit.
Et ils me manquent tous, et ils continueront, jamais ne cesseront, et ils me sont uniques, irremplaçables, tragiques, mais la mélancolie est douce, et ils me restent et me demeurent.
Ils habitent en mon cœur.