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CouchSurfing en Iran: renverser (tous) les préjugés

L’Iran: synonyme de charia pour les uns, de rave derrière les volets fermés pour les autres. Le «CouchSurfing» permet-il de se faire une idée de la vérité?

 

Notre taxi s’arrête devant un immeuble. Nous en sortons, et sonnons à l’interrupteur. Une tête de femme apparaît par la fenêtre, au troisième étage: des cheveux courts, pas de voile – notre nouvelle «hôte CS» est donc prête à braver tous les interdits! Le «CouchSurfing» (ou CS) est en effet prohibé en Iran: un foyer qui accueille des étrangers de manière régulière peut être vu par le gouvernement comme un potentiel nid d’espion. Le fait d’être prêt à braver cette interdiction pour faire entrer chez soi un peu de cet ailleurs, auquel les Iraniens rêvent, peut donc laisser à penser que tout hôte adepte du CS est résolument moderne, à l’image de Sepideh (le prénom a été changé), de sa coupe à la garçonne et de son visage accueillant.

Et c’est bien l’idée que je m’en fais, moi, lors de mon premier voyage en terre perse. Car, à l’opposé de ceux qui imaginent l’Iran comme une nation de terroristes, à force de lire, d’entendre et de voir la diaspora iranienne – en exil ou non – et mes proches – perses ou pas – parler du pays comme de l’endroit où vivre les fêtes les plus incroyables – dans un garage, dans le désert, dans un appartement parfaitement insonorisé pour se protéger des Basij, je m’attends à trouver minijupes, paillettes et soundsystem à faire pâlir un résident du Berghain chez chaque couchsurfer.

Nous gravissons les étages jusqu’à l’appartement de Sepideh: fin de vingtaine, vêtue d’un jean et d’un sweater à capuche, elle nous fait entrer dans son appartement, lumineux. Il y a là des plantes, un canapé en coin, quelques tableaux. Sepideh nous annonce d’entrée la couleur: ici, pas de tarof, cette étiquette à l’iranienne qui veut que l’on fasse preuve en toutes situations d’une extrême politesse. On se sert dans le frigidaire, pas de salamalecs, vous êtes ici chez vous. Nous rions, heureuses de sa franchise et de son désir de simplicité, en tous points semblables aux règles de vie d’une colocation à l’européenne. Sepideh a tous les attributs de la jeune femme moderne.

Alors que nous déballons quelques chocolats ramenés d’Europe pour la remercier de nous héberger, elle nous explique sa situation: psychologue de formation, elle désire postuler pour un PhD à l’étranger. Elle vit avec son mari depuis trois ans déjà, bien qu’elle ne se soit mariée que l’année passée : nouvelle preuve de cette modernité résolue, à l’encontre de la tradition qui veut qu’une jeune fille de bonne famille ne partage pas le toit d’un homme avant d’en être devenue l’épouse. Nous le lui faisons remarquer: elle répond être à l’opposé de sa famille, qui condamne cette manière de vivre. Nous compatissons, déjà pleines d’empathie pour cette jeune femme qui semble tant vouloir mener une vie proche de la nôtre mais en être empêchée par ce monstre à plusieurs têtes qu’elle nous décrit – depuis ses parents jusqu’à sa belle-mère, en passant par ses propres frères et sœurs.

C’est la première fois que nous sommes hébergées chez quelqu’un en désaccord avec ses proches. Les autres couchsurfers, qu’ils soient modernes ou plus traditionnels, partageaient les mêmes idées au sein d’une même famille, se montraient unis, soudés. Mais Sepideh semble être prise au piège d’une constellation différente: elle nous décrit les siens comme des gens fermés, qui ne comprennent pas ses envies, ses besoins, auxquels ils s’opposent. A tel point qu’elle leur cache son désir de partir à l’étranger et qu’elle garde le voile, lorsqu’elle va chez sa mère, pour prétendre être toujours la petite fille extrêmement pratiquante qu’elle était encore trois ans plus tôt.

Nous lui demandons ce qui l’a faite changer d’avis sur la religion. Elle plisse les yeux et murmure, sur le ton de la confidence: «Les livres… Animal Farm ».

Elle pointe du doigt un tableau qui orne le mur du salon, puis un épais ouvrage posé en évidence, sur un meuble: «Vous voyez là? Ce sont les différents noms d’Allah. Et là. Le Coran. Pour que ma famille ne me pose pas de questions sur ma foi. »

Nous lui demandons comment sa famille réagirait si elle leur annonçait n’être plus croyante. Elle plonge ses yeux dans les nôtres: « Si un musulman renie sa foi, c’est la peine de mort. »

Abyaneh, Iran, 2017
Abyaneh, Iran, 2017

Que l’apostasie soit punie chez les plus radicaux, qu’elle soit inscrite dans la charia la plus stricte, peut-être, mais qu’une jeune Iranienne de Rasht en vienne à cacher ainsi toute vérité à ses proches par peur d’être mise à mort, je commence à avoir du mal à y croire.

Je m’interroge sur ses relations avec les siens, me demandant comment la rupture a pris forme, si elle les voit encore. Avant que je n’aie pu lui poser la question, elle annonce: « J’ai invité ma famille à dîner ce soir. Ils ont peur des étrangers. Ils sont extrêmement fermés. Ils désapprouvent complètement que je vous reçoive ici. Donc moi je les ai invité, pour que vous leur montriez que les étrangers, c’est bien. »

Je commence à me sentir mal. Cette jeune femme n’aurait-elle accepté de nous héberger que pour nous faire jouer le rôle d’ambassadrices de sa vie secrète et de ses choix auprès de la famille la plus xénophobe, religieuse et traditionnelle du pays, si l’on en croit ses paroles, des choix qui, s’ils étaient percés à jour, pourraient conduire à sa mort?

Et comment Sepideh réagirait-elle si c’était moi qui l’accueillais dans mon appartement berlinois, et que, aussitôt passé le seuil de la porte, je lui annonçais avoir invité tout PEGIDA à dîner pour qu’elle les persuade que l’Iran c’est marrant, et que l’islam, ça grandit l’âme!

Je demande à prendre une douche: je me sens sale, mal fagotée, indécente. Je voudrais pouvoir me laver les cheveux, me transformer en la parfaite jeune fille de bonne famille pour convaincre les parents que nous sommes des femmes modèles, et que leur fille a toutes les meilleures raisons du monde de nous héberger.

Pourquoi suis-je ainsi tétanisée à l’idée de faillir à ma mission? Parce que c’est la première fois que je me sens investie d’une telle responsabilité. Si je flanche, si je fais le moindre faux pas, c’est toute la raison d’être de Sepideh qui s’effondrera, découvrant le mensonge dont elle nous a fait les confidentes: celui d’une vie dans l’illégalité, dans le désir de l’ailleurs, loin des enseignements du gouvernement, et des siens.

Familles jouant lors du picnic de Sizdah Be Dar, Iran, 2017
Familles jouant lors du picnic de Sizdah Be Dar, Iran, 2017

Et pourtant cela fait déjà deux semaines, depuis notre arrivée, que nous partageons le quotidien de ceux qui vivent dans le mensonge et l’interdit. Mais c’est bien la première fois que l’on nous brandit comme bouclier au sein d’une même famille. Le CS en Iran ne serait donc plus le moyen de vivre avec les Iraniens ce qui fait la beauté de leur culture et de leur pensée, mais celle de protéger une jeunesse opprimée du courroux des leurs?

La belle famille arrive, et je me rends compte de mon erreur. Certes, nous passons la soiré en manto et hejab, malgré la chaleur qu’il fait dans le salon, sirotons du thé plutôt qu’un verre d’alcool acquis au marché noir, mais cette famille, autant que les autres, finit par nous accueillir à bras ouverts, jusqu’à fêter avec nous Sizdah Be Dar, le dernier jours des vacances de Norouz, où l’on sort pique-niquer avec les siens toute la journée, manger les mets les plus raffinés, fumer la shisha et jouer au ballon, sous les amandiers en fleurs.

Car l’Iran se compose de mille et une facettes et d’autant de paradoxes, embrasse la tradition la plus pure aussi bien que la modernité la plus résolue, dans une proportion qu’il est très difficile à évaluer. Et la vérité n’est pas à chercher seulement dans les mèches peroxydées, les talons aiguilles ou les rendez-vous secrets sous les ponts d’Ispahan, elle est également dans la poésie d’un guide de montagne, dans les costumes colorés d’Abyaneh, dans les enfants jouant à cache-cache dans la mosquée, dans les pièces cliquetantes des longues jupes des Kurdes, dans les tchadors fleuris de Kashan, les terrasses enneigées de Masouleh, et le sable des châteaux de Kharanagh.

Elle est surtout dans ces mots, qui n’ont sans doute jamais aussi bien sis à un pays: « L’Iran. Terre de contrastes. »

 

Sizdah Be Dar, Iran, 2017
Des enfants nous invitant à venir jouer avec eux lors de la fête de Sizdah Be Dar, Iran, 2017

 

 

 

 

 

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etageres