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Battambang ou Fitzcarraldo

Il était tôt.
Nous étions seuls.

Et pensions naïvement le rester.

Baignés dans la lumière du jour levant, dans une chaleur encore supportable, nous regardions les employés de la compagnie fluviale vaquer à leurs occupations, les vendeuses déballer leurs marchandises. Bientôt il y aurait du monde, des voyageurs, des touristes, bientôt il faudrait mettre du cœur à l’ouvrage, pour vanter les mérites d’un bracelet en plastique ou d’un Mickey en peluche défraichi.

Bientôt? Déjà! Car voilà que se faisait entendre l’affreux roulis de valises encombrantes, dont la coque métallisée scintillait sous le soleil ardent: ils arrivaient, en grappes, en essaim, venaient nous envahir, nous, lui et moi, qui avions pris nos aises sur les durs bancs de bois, trouvé la manière de caler sous notre tête le petit sac comportant nos guides et nos coussins, et sous nos pieds, en équilibre, les bouteilles d’eau, en prenant bien soin de ne les faire rouler sur le régime de banane acheté rapidement à un croisement de la ville.

Nous ne serions donc pas seuls.

Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge
Touristes sur le bateau de Siem Reap à Battambang, Cambodge

 

Il nous fallait nous redresser, nous relever, nous rasseoir correctement, faire bonne figure, répondre à un « Hi » engageant, voire même à un « Where are you from? ».
Horreur du savoir-vivre, politesse abhorrée du voyageur contraint à l’entente forcée.

Nous nous forçâmes donc à arborer une expression neutre, à masquer la sourde envie de crier qui venait nous étreindre le cœur, et laissâmes à la vague incessante de touristes qui venait à présent emplir le bateau les places sur lesquelles nous nous prélassions quelques instants plus tôt.

« Qu’à cela ne tienne, me dis-je. Le voyage ne dure que sept heures, nous avons nos boules quiès, nos bouquins, nos bananes, personne ne viendra nous emmerder. »

Le petit bateau était à présent plein: des Italiens, des Allemands, un grand groupe de Belges arborant fièrement des T-shirts « ThefightoftheArdennes.be », tant et tant que les derniers arrivants qui soufflaient, déjà rouges, en grimpant sur le pont, étaient obligés de se poster sur le toit, à côté des bagages, sans protection aucune, en plein cagnard.

Il était à présent neuf heures et le soleil cambodgien tapait sec.

Bateau Siem Reap - Battambang
En route pour Battambang

 

J’avais résolu de ne croiser aucun regard, de n’offrir aucun sourire.
Nous n’étions là que dans un but précis: celui de se rendre de Siem Reap à Battambang, et de découvrir la vie sur l’eau, les habitations et marchés flottants qui peuplaient la rivière de Sangker.

Elle avait la réputation d’offrir un beau panorama sur la campagne alentour, ainsi qu’une manière économique d’observer de près la vie des autochtones dont l’existence s’organisait au fil de l’eau.

Boules quiès dans les oreilles, pour nous protéger du bruit pétaradant du vieux moteur qui devait propulser ce bateau surchargé, nous quittâmes Siem Reap, pour nous engager sur le lac de Tonlé Sap, à partir duquel nous rejoindrions la rivière.
Fatiguée par la soirée de la veille, j’avais des élans de panique, en sentant combien le bateau s’enfonçait dans l’eau, qui était là, tout près, léchant le bois et éclaboussant ma peau.

Nous étions à présent au beau milieu du large lac, et, prise par le sommeil, je peinais à ne pas m’assoupir, pour sursauter à la seconde suivante, ayant eu le temps de rêver que nous coulions, que la coque du bateau cédait, et que nous nous retrouvions happé par les remous, entraînés vers le fond du lac par le poids des bagages et la masse de corps enchevêtrés et hurlants.

A mon grand soulagement, nous rejoignîmes bientôt le cours étroit et sinueux de la rivière, et pûmes commencer à observer les habitations colorées et flottantes.

C’était à la fois beau, distrayant, et désagréable: on voyait bien que les habitants de ces petits villages sur l’eau étaient habitués aux touristes, lassés de voir ainsi défiler tous les jours ces drôles de Blancs vêtus de chapeaux de cowboy aux couleurs du drapeau du pays, prêts à dégainer Nikon D3200 et autres Iphone 6.

Les villages étaient bien organisés, réunissant église ou temple, salle polyvalente, école, marché, épicerie, tous accessibles par les petites barques motorisées que chacune des familles semblaient posséder.

 

Village flottant Sangker River Cambodge
Village flottant sur la Sangker River, Cambodge

 

Mais j’avais l’impression de venir violer l’intimité de ces gens, en passant ainsi au milieu de leurs demeures, devant leur marché, en regardant à travers les portes ouvertes à quoi ressemblait l’unique pièce dans laquelle ils vivaient, en saisissant d’un regard le contenu de leurs courses étalées dans la barque que nous venions de croiser.

Je ne prenais plus de photos depuis longtemps, me sentant gênée, dans un rapport irrespectueux et intrusif, mais continuais d’entendre derrière moi le cliquetis effréné des lourdes machines brandies par mes compagnons de voyage, et de sentir dans ma nuque leurs objectifs menaçants.

 

Pêcheurs - village flottant Cambodge
Pêcheurs – village flottant, Sangker River, Cambodge

 

Je m’imaginais déjà les séances diapo de retour à la maison, avec chips et cacahuètes, pour faire saliver les voisins restés bloqués en famille et à la maison durant la triste Noël.
En réalité, ils ne les regarderaient vraisemblablement jamais, ces photos.
Que fait-on, finalement, des heures de films accumulées, caméra tremblante brandie au bout d’un selfie stick, venus capturer une réalité dont on n’aura que faire, une fois repris par le tourbillon d’une vie faite de relike, retweet, et de marques d’intérêts pour des événements Facebook?

Les villages flottants laissèrent bientôt place à une misère qu’il était de plus en plus difficile de regarder: des familles à moitié vêtues, vivant dans des campements de fortune faits de bouts de bois et de bâches de plastique trouées, sur les berges boueuses, depuis lesquelles nous les voyions tour à tour pêcher le poisson à l’aide de morceaux de cordes et de clous, faire cuire leur repas sur de petits réchauds à gaz, déféquer dans la rivière, se laver la figure dans la rivière, boire l’eau de la rivière, laver les rares vêtements des enfants dans la rivière…
Ils semblaient manger, vivre, baiser et chier sur quelques mètres carrés.

Je sentais mes compagnons de route se faire peu à peu envahir par le même sentiment de gêne profonde que celui qui m’avait étreinte quelques minutes plus tôt, et baisser les uns après les autres leurs appareils à zoom surpuissants, pour les ranger, les cacher dans leurs sacs de marque.

Sur les rives, les enfants nous faisaient des signes, nous couraient après, venaient se jeter dans l’eau et danser, nus, en hurlant de rire. Pas encore irrités de voir ainsi chaque jour défiler des êtres venus de pays dans lesquels ils ne mettraient sans doute jamais les pieds.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Je n’avais plus peur de la noyade: le lit de la rivière nous apparaissait maintenant clairement comme très peu profond. En pleine saison sèche, on avait l’impression que les enfants les plus petits auraient pu la traverser sans se mouiller le torse.

Face à face de deux civilisations, de deux mondes.

Jusqu’à ce que notre bateau s’enlise.
Une fois. Deux fois. Trente fois.

Malgré les efforts des deux employés Khmers à bord, qui tentaient tant bien que mal de pousser le bateau à l’aide de leur maigre pagaie, de retaper au marteau l’hélice du moteur, déformée par les multiples heurts, il n’y avait rien à faire: le bateau peinait à parcourir trois mètres, et se retrouvait à nouveau coincé, au beau milieu de la rivière.

Mais nous avions le temps.
Il faisait beau, les enfants nous faisaient de grands signes de mains, les livres étaient prenants, le régime de bananes pas encore épuisé, et puis nous arriverions bien avant la nuit tombée. Non?

Passagère bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Passagère – bateau Siem Reap- Battambang, Cambodge

Pas forcément…
Car lorsque l’un des hommes présents vérifia sur son smartphone la distance couverte, nous nous aperçûmes que durant les cinq dernières heures, seuls quatre kilomètres avaient été parcourus, et qu’il nous en restait plus de vingt-cinq à faire avant d’arriver à bon port.

Or, nous étions sur le bateau depuis déjà huit heures au lieu des six/sept annoncées, la nuit allait bientôt tomber, et avec elle viendrait la soif, les moustiques, et l’insécurité de ne pas savoir où nous nous trouvions.

Doucement mais sûrement, la panique gagnait le bateau.

Les hommes tentèrent d’aller parler à l’employé khmer qui maniait la pagaie avec acharnement, le short et le T-shirt trempés d’avoir déjà dû tant de fois sauter dans la rivière pour tenter de réparer le moteur crachotant.
Mais celui-ci semblait avoir perdu toutes ses notions d’anglais, avec l’avancée du jour. Ses seules réponses se résumaient à un large sourire qui ne parvenait pas complètement à cacher une envie ferme de se tenir à l’écart de cette masse d’hommes et femmes rougis par le soleil, qui venaient de comprendre qu’ils auraient peut-être à passer la nuit sur ce radeau de malheur, au beau milieu de cette rivière et de son peuple inconnu.

Bateau Siem Reap- Battambang Cambodge
Employé khmer tentant tant bien que mal de sortir le bateau du bourbier.

Mûs par l’électricité ambiante, un petit groupe de voyageurs se sentit soudain pousser les ailes de superhéros: on vivait là une grande aventure, de celles que l’on peut raconter chez soi en revenant, pour laquelle on crée un groupe Facebook histoire de réunir toutes les photos et vidéos de l’événement, dont on pourra témoigner auprès des uns et des autres pour enfin mériter le surnom de vrai routard et de grand boucanier.

« Allez les gars, tous ensemble, il faut s’y mettre! » « Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
Effarée, je voyais sous mes yeux cette masse touristique s’agglutiner, se réunir, s’aligner au centre du bateau, et entreprendre de le faire tanguer, sous l’impulsion de leurs corps en frénésie, oscillant de gauche et de droite, en rythme et en mesure, pour tenter de le faire sortir de la vase dans laquelle il finissait toujours par s’enliser de nouveau.

« Gauche! Droite! Gauche! Droite! »
La francophonie avait pris le dessus, emmenée par le large groupe d’hommes belges, par les quelques Québecois et ceux que l’on trouve partout, en tous temps, et en tous pays: les Français.

Après avoir un temps endossé le rôle de Héros de l’Humanitaire, en ayant envoyé depuis le toit du bateau aux enfants des berges la moitié du contenu de leurs sacs à dos (en vrac: T-shirts XXL ou leggings), voilà qu’ils subissaient sous nos yeux mi-amusés mi-effarés une nouvelle transformation: nous étions en plein Hollywood, il nous fallait sauver le monde de l’attaque de la nuit tombée, parvenir à redresser la barre pour s’assurer de faire rentrer à temps les femmes et les enfants d’abord. Gauche! Droite! Tous ensemble face à l’adversité!

Et tous les deux mètres, cela recommençait.
Enlisement, excitation, réunion, entreprise musclée de faire tanguer la surcharge, à grand renfort de cris gutturaux et de chansons gaillardes, jusqu’à parvenir à parcourir un demi-mètre, pour revenir s’embourber au suivant.

Autour de cette décharge d’énergie, les reporters dans l’âme s’agglutinaient déjà, ayant repris du maniement de l’Iphone, et déjà empressés de poster sur tout ce qui bouge le résumé de leur torride journée.
« We did it! #crazyboatride #extreme #adventure #MadeItSafe #alive #heroes #Cambodia »

Enfin, sur le pont du bateau s’étaient réunis ceux pour lesquels cet épisode fitzcarraldoïsant commençait à paraître plus angoissant que drôle, et qui commençaient à sérieusement redouter la pénurie d’eau à venir – j’étais des leurs.

Nous étions en effet plus de soixante-dix sur l’embarcation, et il devait nous rester en tout et pour tout l’équivalent de cinq litres d’eau.
Sachant qu’une bonne majorité de voyageurs avaient opté lors de l’après-midi pour une séance de bronzage intensif sur le toit plat du bateau, on pouvait se laisser à penser qu’une déshydratation pour le moins corsée se ferait tôt ou tard une joie de s’inviter à bord.

L’un des grands gaillards semblait trouver cette angoisse risible, et, du haut de son mépris pour les petits bourgeois que nous semblions former à ses yeux, me gratifia d’un: « Si tu voulais pas vivre d’aventures, fallait rester chez toi! »

Je me retournais, piquée – Môa? Pas aventurière?! – et voulus lui répondre, sèche et implacable, de façon à souligner avec adresse et sous-entendu limpide sa bêtise, tout en lui faisant comprendre, par mon seul ton à la fois ferme et assuré, que le voyage cela me connaissait et que mes préoccupations étaient parfaitement fondées. Cela lui ferait saisir alors, et sans que je doive m’abaisser à le lui expliquer clairement, que son avis sur notre petit groupe prouvait à quel point c’était bien lui, et lui seul, qui ne connaissait rien au voyage et à la vérité de l’aventure. (Tout cela, donc, il le saisirait grâce à la simple et divine fermeté de mon ton).

Mais au lieu du discours maîtrisé et articulé que j’avais prévu de lui servir, ce fut une vocifération des plus gutturales et sommaires qui se fit entendre des profondeurs de mon être:

« Je sais pas dans quelle langue il faut que je te le dise… ON N’A PAS D’EAU, PUTAIIIIINNNN!!! »

Sur ce, je tournais des talons pour rejoindre les seules personnes qui me paraissaient un tant soit peu censées à bord, bien contente de pouvoir cacher la surprise et le début de honte que je ressentais à m’être vue ainsi perdre totalement mon sang-froid.

Enfants - Sangker River - Cambodge
Enfants – Sangker River – Cambodge

Armés du Routard et du Lonely Planet, notre petite bande d’excités entreprîmes de téléphoner à l’Office du Tourisme de la ville de tous les espoirs – Battambang, le pays où l’on n’arrive jamais!, aux hôtels, et même aux différentes ambassades, pour tenter de trouver une solution.

Mais c’était un dimanche, les ambassades étaient fermées et sur répondeur, l’employé de l’Office du Tourisme n’avait plus de crédit à son portable et ne pouvait donc pas passer d’appel pour nous, les numéros d’urgence qu’il nous conseillait ne fonctionnaient pas, et les hôtels ne savaient pas quoi répondre à nos voix angoissées qui leur dépeignaient une situation catastrophique:
Esseulés au milieu d’une rivière inconnue, sans eau, sans vivres, entourés de champs sans doute criblés de mines, après des heures passées en plein soleil, avec des femmes, des enfants, des personnes âgées et des malades à bord, la nuit tombait, et personne ne voulait rien entendre. Il fallait nous aider, nous envoyer des secours, vite, vite, avant que l’obscurité ne vienne s’emparer de nous pauvres petits enfants riches!

Devant l’ostensible inefficacité de nos interlocuteurs, et face à l’échec répété des tentatives de nos héros musclés qui continuaient de s’acharner à babord et tribord, nous parvînmes finalement, aidés par l’obscurité qui devenait chaque minute plus menaçante, à trouver un terrain d’entente et à nous mettre tous d’accords sur la seule solution restante.

Le Seul, l’Unique qui pouvait à présent nous sortir de ce bourbier, c’était: le Dieu Dollar.

Brandissant nos billets de banque, nous entreprîmes alors d’arrêter les petites barques de pêcheurs qui filaient prestement le long de la rivière, légers qu’ils étaient, pour s’assurer de sauver les plus faibles de nos congénères d’abord: les femmes et les enfants, les malades, les seniors.

Criant, nous égosillant, agitant les liasses de billets de banque comme autant de promesses d’entente, nous parvînmes à arrêter ainsi plusieurs barques et à leur faire comprendre notre dessein.

« Battambang? »
« Battambang! »
« Battambaaaaang!! »

 

Battambang - Cambodge
Sauvés par les pêcheurs. Battambang, Cambodge.

 

Et c’est ainsi que nous fûmes repêchés par ce peuple de la rivière qui nous avait vu tour à tour:
– les mitrailler de nos appareils dernier cris comme s’ils étaient des attractions de foire,
– jouer les héros prêts à se décharger de la moitié de leurs effets en les lançant du haut du bateau dans un élan de générosité orgasmique;
– nous hurler dessus les uns les autres dans la tentative désespérée de trouver une entente pour nous sortir enfin du bourbier et pouvoir rejoindre nos confortables hôtels préalablement bookés;
– enfin gesticuler comme des acharnés armés de nos liasses de billets, nous qui un instant plus tôt les cachions au fond de nos porte-monnaies pour ne pas risquer de provoquer l’envie.

Plus tard, dans les rues de Battambang-La-Merveilleuse, nous croisâmes certains de nos compagnons d’infortune qui étaient restés sur le bateau d’origine.
Libérés du poids des passagers rescapés par les pêcheurs et de leurs bagages, ils étaient parvenus à avancer plus rapidement sans s’ensabler de nouveau, et avaient fini par arriver à Battambang à 21h30, soit douze heures trente après notre départ de Siem Reap, et une demi-heure après nous, les rescapés des bateaux à moteur.

 

De la même manière que je me demande si tous les Indiens de Gokarna pensent que les Blancs se vêtent uniquement de pantalons aux motifs éléphants, sont tenus de se ruer sur la plage pour faire le salut au soleil dès lors que l’astre se lève ou de dire « Namaste » à tout bout de champ, je m’interroge aujourd’hui sur l’impression que ces Cambodgiens de la rivière garderont de nous, de nos accès de furie, et de nos yeux emplis d’espoir.

 

« Battambang? »
« Battambang! »

 

Choum reab lea heuy.
Et
Or Kouhn.

 

Battambang Cambodia
Coucher de soleil sur la Sangker River, Cambodge.
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Auteur·e

etageres