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Ronde du Ring (IV sur V)

IV

Ils sont sortis main dans la main.
Ils ne se connaissaient pas, pourtant.

Peut-être que c’était moi, cette fille, cette vision. Moi qui sortais main dans la main avec ce grand type, au regard doux. Ce type qui avait l’air d’un mec bien, d’un mec drôle.

C’est quoi ce bruit ?
Merde… c’est mes dents ! Faut du chewing-gum, putain, merde, ça s’entend.

Les poches vides, rien, que dalle.
Bon. Tant pis.

Elle réajuste sur son nez ses lunettes de soleil, l’écharpe noire dont elle s’est entourée la tête. Chaleur, protection, signes extérieur d’isolement complet, d’isolation.

Me parle pas, mec. M’approche pas, me touche pas. Silence. J’ai assez donné.
L’autre est sorti de toutes façons.

Trente-trois ans.
L’âge de la mort du Christ.
Vous allez vous aimer les uns les autres, bordel de merde?

Elle se mord presque l’intérieur des joues, tant ses gencives grincent. Se décide à sortir un mouchoir de sa poche.

Si j’en fais une petite boule peut-être que ça servira un moment.
Nouveau but de la vie : mâcher du papier. Mâcher jusqu’à l’avaler.

J’ai essayé, pourtant, mais que veux-tu.

Il ne bandait plus, il n’arrivait plus à bander.

Trop de pilules, trop de MD.

Elle l’a sucé, sucé, à en avoir mal à la mâchoire.
Ses cheveux mouillés dans le whisky qu’il s’était versé sur le bas du ventre. Mais jamais dur. Échec de ce muscle pendant, de cette chair désespérément molle.

Devant elle, une grande fille blonde, longiligne, dont la bouche laisse entrevoir un orifice humide, aux muqueuses mouillées.
Elle se masse le ventre, comme le font les femmes enceintes.
L’air idiot des grandes pimbêches qui respirent la bouche grande ouverte.
Quelque chose de Jabba The Hut.

Elle détourne le regard.

Qu’est-ce qu’elle fout là, qu’est-ce qu’elle cherche ?
Échappatoire ? Abattoir ?
Berlin n’est pas chez elle. Elle n’en fait pas partie.
Couloir de la mort, pied de l’arc-en-ciel.

Elle devait partir en Iran, aurait dû être à Téhéran.
Au lieu de Shiraz, le Chalet, ses toilettes où l’on se rend à trois.
Au lieu de Yazd, le Yaam, ses open airs secrets.

Elle rajuste son écharpe sur la tête, regarde autour d’elle. La vie en technicolor.
Round and round and round the ring. Jusqu’à en vomir de rire.

Elle devait partir en Iran.
Mais arrivée à l’aéroport, les cheveux défaits, la pupille traître : la honte.
Son foulard ne parviendrait pas à cacher le désastre.

Ne pas partir ainsi, ne pas leur donner cette image de ce qu’elle est devenue. Ne pas partir ainsi, ne pas salir ce rêve.
De substitution.

Elle aurait dû être en Iran, et elle est à Berlin.
Non. C’est faux. Des histoires.
Elle n’aurait pas non plus dû être en Iran.
C’est au Brésil qu’elle aurait dû être.

— Je veux plus.

— Tu veux plus quoi ?

­— Je veux plus.

Il jette son magazine sur la pile, dans le salon.

— Je pars plus. C’est terminé.

— De quoi tu parles, Maxime ?

Il a cette habitude qu’elle hait, de toujours se mouvoir lorsque la discussion importe. De l’obliger à le suivre de pièce en pièce, chienne quémandeuse de vérité.

— Maxime ! Arrête-toi ! Arrête-toi putain ! Reste là !

Il s’arrête. Il la regarde.

— C’est terminé quoi ? Qu’est-ce qui est terminé ?

— Le Brésil, on laisse tomber.

— Comment ça on laisse tomber ! ? De quoi tu parles ?

Elle entend son ton, ce ton dur, cette voix grave et blessée, qu’il déteste, rendue dure, urgente, pressée par l’émotion.

— Je suis out. Continue sans moi.

— Tu sais pertinemment que je peux rien faire sans toi, tu le sais pertinemment !

— Tu crois que tu me donnes envie, là ? Tu crois que tu donnes envie à qui que ce soit ?

— Envie de quoi ? De quoi tu parles ? Je te parle pas de me baiser là !

— Tu me donnes pas envie, Marianne ! J’ai envie de rien ! Tu te vois ? Tu vois ce que t’es, là ?

— J’ai passé deux ans, espèce de salaud, espèce de merde !, rugit-elle, honteuse des larmes qui déchirent déjà sa voix. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?

­­ — Quelque chose ! souffle-t-il, méprisant, regardant son ventre, vide, désormais gras, ses fesses à présent flasques.

— Espèce de vieux macho, espèce d’ordure machiste de merde !

— C’est ça, ouais. Insulte-moi si tu veux, j’en ai rien à foutre, je me casse. Je me casse, Marianne. Fais ce que t’as à faire, moi c’est fini, j’ai plus envie. Je me casse.

Ils s’appelaient Davi et Julia.

Leur peau était couleur de miel.

Comment leur expliquer, comment leur dire ?

Leur écrire ? Mais ils ne savent pas lire.

Dessiner ?

Comment dessine-t-on « je ne serai pas votre Maman » ?

Elle a fait envoyer des présents, demandé à la responsable du centre d’adoption d’expliquer, dans son portugais chantant, ce qui était arrivé.
« Ça ne marche plus les enfants. On vous en trouvera d’autres…»

Un type rentre dans le Sbahn, journaux associatifs sous le bras, absolument hilare : « C’est la Berlinale, les gars ! » et se marre.

Il a collé sur la une du canard deux petits smileys dérisoires, affichant eux aussi un enthousiasme débordant. Un chapeau de paille vissé sur le crâne, orné d’un bandeau bleu clamant « Party King », il exulte d’allégresse, et son humeur joviale et bavaroise l’atteint malgré elle. Joie de vivre impériale, irrépressible et contagieuse.

« C’est la Berlinale, les gars ! » et le revoilà qui explose de rire, et ses genoux peuvent à peine le soutenir. « Faut rigoler, faut rigoler, mon chat! », lui clame-t-il en s’éloignant.

Elle en pleurerait presque de nervosité, de fou-rire épuisé, tragi-comique.
Elle l’entend qui au loin continue d’haranguer les quelques passagers qui se sont éloignés de son pan de rame à elle, désormais presque vide…

 

Berliner_Ringbahn1885

 

Ce texte a été écrit le 7 février 2015, lors de l’événement « La Littérature sur le Ring » – 24 heures d’écriture en direct du Ring Bahn, la mythique ligne de S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Un événement organisé par l’association « Un zèbre sur la langue »: Myriam Louviot, Barbara Bernardi et Béatrice Nicolas. Les auteurs ayant participé au défi étaient: Nicolas Ancion (B), Neil Jomunsi (F), Robert Klages (D), Nicoletta Grillo (I), Nikita Afanasejw (D), Patrick Weh Weiland (D) et moi-même!

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Auteur·e

etageres